Raconte encore…


( Suite ).

Ma grand-mère est en conversation avec sa copine, Madame Jacono, qui habite également au cinquième étage, de l’autre côté de la rue. Elles ont beaucoup d’affinités car elles partagent de nombreux souvenirs de jeunesse: toutes deux ont grandi dans le « quartier de la Marine ». Toutes deux ont appris la couture « chez les religieuses », toutes deux se sont retrouvées seules pour élever leurs enfants, ayant été abandonnées à leur triste sort par leur mari…

Ma grand-mère, femme de ménage au Consulat de Suisse. Madame Jacono cuisinière chez un pharmacien des beaux quartiers. Toutes deux sont fières de leurs enfants. On sait ce que sont devenus, par le sacrifice de ma grand-mère, mon oncle et ma mère. Madame Jacono a eu un fils devenu pilote de remorqueurs à la Compagnie de Navigation Schiaffino, et une fille pharmacienne à Bab El Oued.

Elles s’entendent à merveille: quand Madame Jacono « fait ses courses », elle prévient ma grand-mère et lui demande si elle a « besoin de quelque chose ». Je revois ma grand-mère descendant par le balcon, depuis le cinquième étage, un couffin attaché au bout d’une longue corde, dans lequel elle a déposé de la monnaie, et dans lequel Madame Jacono dépose deux boules de pain et un choux-fleur.

Ce jour-là, elles sont en conversation et mon oreille indiscrète en surprend des bribes: je crois comprendre qu’il s’agit de mon arrière grand-père, Vincent le bottier, et d’Alphonsine sa femme….

J’en profite, alors que la conversation entre les deux femmes se termine et que ma grand-mère retourne à son fourneau pour préparer notre repas, pour « entreprendre » ma grand-mère.

« Dis-moi Grandmère, c’est quoi cette histoire du « Bar de la Marine »dont vous parliez tout à l’heure ???. Tu ne m’en as jamais parlé ??? ».

Ma grand-mère arrête de tourner sa cuillère de bois dans une sauce tomate qui sent le basilic. Elle s’essuie les mains sur son tablier.

– « Tu sais, mon fils, me dit-elle, le quartier de la Marine, qui n’existe plus aujourd’hui ( il a été rasé pour être remplacé par des immeubles modernes ), c’était juste deux rues dans lesquelles tout le monde se connaissait.

Le quartier de la Marine, avant les démolitions…

– « Le « Bar de la Marine » c’était un petit bar, une sorte de petite buvette dans une baraque en bois, qui était le rendez-vous de tous ceux qui travaillaient sur les quais. (C’est dans ce petit bar que Vincent, débarquant de la balancelle qui l’avait amené de Sorrente à Alger , avait rencontré Lucien Ayache, ce négociant en peaux, qui l’avait aidé à s’installer comme bottier …).

–  » Je sais, Grandmère, tu m’a déjà raconté cette histoire. Mais je n’en connais pas la suite ??? »

– « Quand mon père est mort, usé par le travail, et par le chagrin de n’avoir plus aucune nouvelle de trois de ses garçons, les trois aînés, partis de Sorrente, l’un au Canada, les deux autres en Amérique du Sud, Alphonsine a dû faire face: elle avait encore quatre enfants, encore jeunes à élever. Pendant sa maladie, mon père avait vendu son atelier de bottier au fils d’Ayache à qui il avait enseigné le métier, et qui avait pris la suite de Vincent avec l’aide financière de son père Lucien, devenu un ami de la famille.

Avec le produit de cette vente, ou du moins ce qu’il en restait après la disparition de Vincent, ma mère avait acheté le petit « Bar de la Marine » qui était devenu le point de rencontre du quartier. S’y retrouvaient, les dockers du port, les employés de l’Amirauté, les marins de passage, et les commerçants juifs du quartier. Quand il y avait beaucoup de monde, j’aidais ma mère à servir au bar. 

Plus tard, la buvette s’est agrandie en s’installant dans les murs d’ un vieil entrepôt sous les voûtes, et ma mère s’étant mise aux cuisines, préparait des salades de tomates au basilic, des omelettes à l’oignon, des macaronades, des raviolis, et des aubergines farcies. Ma soeur Louise et moi travaillions avec elle….

« – Tu avais quel âge à cette époque Grandmère ??? »

« – Je devais avoir 16 ans ( je revois encore aujourd’hui une vieille photo jaunie de ma grand-mère jeune fille. Une jolie fille au yeux clairs…).

« – C’est dans ce bar que Joseph Jacono a rencontré ma copine Rose qui venait souvent me chercher pour aller chez les religieuses où nous apprenions à coudre. Joseph Jacono était pilote de l’Amirauté: il pilotait les grands navires qui entraient et sortaient du port d’Alger. Il est mort pendant « la guerre de 14 ». Son navire de guerre a été coulé par les Allemands.

« – Et c’est dans ce bar que j’ai rencontré ton grand-père. C’était un bel homme: grand blond aux yeux bleus, il avait un accent suisse-allemand qui en faisait un personnage étrange, dans ce bar où on parlait le Français, l’Arabe, l’Italien, l’Espagnol, le Maltais et les langues de tous les marins de passage, dont les navires faisaient escale au port. Ton grand-père me faisait la cour, ce qui ne plaisait pas beaucoup à ma mère qui trouvait qu’il buvait trop.

J’aurais dû écouter ma mère….me dit ma grand-mère en se détournant pour essuyer une larme…. 

Un lourd silence s’installe entre nous. Je sais que cette histoire d’amour se terminera mal….

( à suivre). 

2 réflexions au sujet de « Raconte encore… »

  1. Toujours aussi prenant…
    Je n’ai pas eu l’occasion de connaître longtemps mes deux grand-mères, et je constate combien elles auront eu, pour certains de mes amis, un rôle essentiel! Une vraie richesse, une tendresse particulière, encore différente de celles que nous donnent les parents. Elles véhiculent aussi un passé plus ou moins proche d’elles. C’est plus que précieux!

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