Cette année, Albert Camus aurait pu fêter ses cent cinq ans.
A vingt ans près, nous aurions eu le même âge.
Vingt ans, c’est si peu rapporté à mes 85ans d’âge….
Hier soir, j’ai éprouvé le besoin de parcourir, une fois de plus sa dernière œuvre, autobiographique et malheureusement inachevée. A chaque fois que je referme « Le Premier Homme« , j’éprouve les mêmes sentiments : une nostalgie maîtrisée, certes, mais une nostalgie inguérissable, qui refait surface, chaque fois que je relis les pages où il raconte son enfance à Belcourt, ce quartier populaire d’Alger où vivaient mes parents et où j’ai grandi. Les lieux qu’il décrit me sont restés familiers.
La mère de Camus, habitait encore dans ce petit appartement situé presque à l’angle de la Rue de Lyon et de la Rue de l’Union, pas très loin du Cinéma « Le Roxy », qu’adolescent je fréquentais avec quelques copains pour y voir les premiers films américains de l’après-guerre….
Ma mère a dû rencontrer plus d’une fois, sans savoir qui elle était, Madame Camus au petit marché couvert de la rue de l’Union….
Tout comme Camus enfant, lorsqu’il sortait de l’Ecole Aumerat, située tout en-bas du Boulevard Villaret-Joyeuse, j’ai trempé mes pieds, et parfois ma chemise, pour « faire comme les copains », en sautant dans la « Fontaine Jeanne d’Arc », – on jouait à éclabousser les passants -, cette fontaine qu’il évoque et qui se trouvait à l’angle du Boulevard Thiers et de la Rue de l’Union…..
Adolescent, j’ignorais qui était Camus. J’ai comblé les lacunes de mon ignorance à l’âge où l’on devient adulte, qui était autrefois, l’âge de faire son « Service Militaire » !!!
De toutes les biographies de Camus que j’ai pu lire, plus tard, c’est celle de l’américain Herbert Lottman qui m’a toujours semblé être la plus fidèle et la plus honnête, ainsi que celle de Virgil Tanase, cet écrivain roumain passionné de Camus, sans doute parce que ces deux auteurs, étrangers, échappent à la partialité confuse de la plupart des biographes français, qui, malgré d’incontestables précautions d’écriture, ont du mal à voir dans Camus l’une des intelligences littéraires les plus humaines et les plus lumineuses de son temps.
Leurs efforts pour dépasser de coriaces préjugés à l’égard du « Pied Noir« , et surtout de celui qui, contre la pression du « politiquement correct » de son époque, s’est refusé à apporter sa caution intellectuelle au communisme soviétique, et aux bonheurs indépassables des « lendemains qui chantent »sont méritoires….
Mais ces « belles âmes », dont quelques échantillons subsistent à notre époque, ne lui ont jamais pardonné d’avoir préféré sa mère à l’injustice d’un terrorisme aveugle….
De la page 37 du Chapitre « Grandir à Belcourt »à la page 72 qui clôt le chapitre « Réveil« , Lottman décrit, par le détail, dans sa biographie, le cadre de l’enfance puis de l’adolescence vécues par Camus dans le quartier ouvrier de Belcourt.
Je n’ai jamais trouvé, après maintes lectures, le moindre « détail qui cloche »dans ces descriptions: l’atmosphère, les lieux, les gens, leur mode de vie, les rapports aux « Arabes », tout est indiscutablement vrai, à mes yeux, car tout correspond à ce que, vingt ans après Camus, j’ai pu vivre moi-même.
J’étais encore trop jeune, à l’époque du Camus de « Combat », pour pouvoir apprécier son engagement politique de résistant. Je l’étais un peu moins lorsque, par ses écrits, il a tenté de peser sur le débat concernant le destin de l’Algérie, encore française.
Car, quelques années plus tard, je recevais, alors que j’effectuais mon service militaire dans une « unité exposée », à la frontière algéro-tunisienne, puis à la tête d’un poste isolé dans les Aurès, le journal l’Express auquel je m’étais abonné, dans lequel il exprimait son point de vue dans des éditoriaux que j’ai eu, depuis, la curiosité de relire.
Ce point de vue, je ne le partageais pas, à cette époque : la sauvagerie de cette guerre à laquelle , par la force du destin, je participais, m’avait convaincu que le fossé qui nous séparerait des Arabes, au sortir de cette tragédie serait infranchissable, même aux « Hommes de bonne Volonté »: les blessures étaient trop profondes, les souffrances inexpiables des deux côtés de ce conflit atroce.
La guerre d’Algérie est restée pour moi un combat fratricide comparable au combat meurtrier entre deux frères amoureux de la même femme.
Le rêve de Camus, celui d’une réconciliation permettant de construire l’avenir de l’Algérie sur les bases d’une réelle équité entre les communautés, et dans la mouvance d’une France protectrice, me paraissait ressembler à un rêve fou.
Tout comme le rêve de tous ceux qui espéraient encore en une « Algérie Française », qui, vue du « bled », dans la fureur des combats, l’horreur des égorgements collectifs, me paraissait une folle perspective.
La suite de l’Histoire a tranché.
Il m’arrive souvent de m’interroger sur ce que Camus penserait et écrirait de ce qu’est devenue l’Algérie, après « les années de cendres »….
De même qu’il m’arrive de songer à ce que serait l’opinion de Camus, sur les temps que nous traversons, sur ce qu’est devenue la France, et la Presse française, lui qui symbolise encore, en tant que journaliste, le talent, le recul, la profondeur qui font si souvent défaut aujourd’hui dans les médias….
Mais ce qui reste pour moi, l’héritage le plus précieux de Camus, c’est son travail d’écrivain, c’est ce style à la fois si accessible et si pur. « Je ne suis pas un romancier au sens où l’on entend. Mais plutôt un artiste qui crée des mythes à la mesure de sa passion et de ses angoisses », écrivait-il en 1950.
De son oeuvre, parcourue si souvent au fil du temps, émergent pour moi « Noces » et « l’Eté à Alger » qui gravent au marbre de l’éternité littéraire, le mythe du bonheur de vivre, jour après jour, quand on est jeune et beau, sous le soleil de cette Méditerranée, si belle, si bleue.
En parcourant ces pages je ne puis m’empêcher de retourner à l’enfance dont on ne guérit jamais, et de m’interroger sur le secret qui fait que la lumière du soleil méditerranéen, conjuguée à tant de pauvreté chaleureuse, ait pu donner naissance à un tel talent, et communiquer à Camus un tel appétit de vivre. Avec, en prime, le courage d’affronter la médiocrité hargneuse du « microcosme » germano-pratin…..
Dans les périodes de doute, celles où le désarroi incite à la recherche d’une cohérence, d’une finalité, d’une simple raison de vivre, j’ai eu, souvent recours à Camus, sans parvenir à trouver une réponse à mon questionnement sur le sens de la vie.
Ou du moins, y ai-je appris qu’il n’existe pas de réponse satisfaisante.
L’agnostique que je suis devenu s’est forgé dans la lecture du « Mythe de Sisyphe ». J’y ai acquis la conviction que la religion n’offre pas de réponse à l’absurdité de l’existence : « Je ne sais pas si ce monde a un sens qui le dépasse. Mais je sais que je ne connais pas ce sens et qu’il m’est impossible pour le moment de le connaître. Que signifie pour moi une signification hors de ma condition ? ».( le Mythe de Sisyphe).
Combien de fois la lecture du « Mythe de Sisyphe »m’a-t-elle permis, dans la vie, de surmonter le découragement qui envahit face à l’adversité et à la nécessité de repartir à zéro, de tout recommencer en poussant devant moi la lourde pierre des sacrifices à consentir pour atteindre les sommets vers lesquels mon ambition et mon esprit de revanche me conduisaient ????
La lecture de Camus m’a libéré de l’angoisse face à la mort, après qu’elle m’ait frôlé de son aile légère : qui, mieux que Camus a su évoquer l’absurdité de la vie, autant que le goût de vivre chaque minute de sa vie comme si c’était la dernière ???
Le décés récent de mon frère, avec qui je partageais une jeunesse heureuse à Belcourt, là où avait vécu Camus, a ravivé des sentiments qui trouvent leur source dans l’œuvre d’un auteur qui a souvent accompagné mes moments de difficulté , voire de désespérance…..
Son Essai sur « l’Homme Révolté » avait consolidé, en moi, l’aversion pour ces « zintellectuels » parisiens dont les Jean-Paul Sartre et Francis Jeanson furent les porte-drapeaux, ce petit monde se prenant pour le nombril de la planète des lettres, boursouflé de suffisance, aveuglé par un sectarisme qui leur permettait, avec la plus parfaite bonne conscience, d’être les « compagnons de route » d’un communisme stalinien sanguinaire.
Ces « zintellectuels », « héroïques » porteurs de valises, dont le combat contre le « colonialisme » de la France, servait à occulter l’existence de l’empire colonial soviétique, cet empire qui a dû attendre la chute du mur de Berlin, pour s’effondrer à son tour….
Ce petit monde de « l’intelligentsia » parisienne, tantôt « stalinien », tantôt « maoiste » bouffi de jalousie envers celui qui restera parmi les plus illustres des Prix Nobel littéraires que la France ait produit, étalera toute sa médiocrité dans l’accueil distant qu’il réservera à la distinction qui honora Albert Camus.
En relisant « l’Homme Révolté » je prends la mesure de ce qui a séparé le talentueux petit Pied Noir de Belcourt de ce microcosme prétentieux dont la postérité ne retiendra rien.(1)
Car qui se souviendra, demain, de ces « monuments » de la littérature existentialiste que furent, à l’époque:
Jean-Paul Sartre, Francis Jeanson sombreront lentement dans l’oubli, car leur message imprégné d’un nihilisme stérile, et une écriture faite d’un tissus d’abstractions confuses, ne parle déjà plus aux générations actuelles.
C’est cela la revanche posthume de Camus. C’est aussi la revanche des âmes pures….
(1). – Lire à ce sujet :
https://berdepas.wordpress.com/2010/07/20/paris-est-une-jungle-et-les-fauves-sont-miteux/
https://berdepas.wordpress.com/2012/02/23/camus-encore-et-toujours/
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