( Suite ).
La « diversité », cette « tarte à la crème »que l’on nous sert aujourd’hui à toutes les sauces, a fait partie de notre vie familiale, et je puis dire que dès l’enfance j’ai pu en éprouver la richesse…et les limites.
J’appartiens à cette « race »improbable, étrange même, pour celui qui venant d’une France qui, ignorant encore la notion de « multiculturalisme », observait avec une sorte de méfiance, ce « melting pot » qui caractérisait la société algérienne.
Comment ignorer que dans mes veines coule le sang de napolitains, de Suisses allemands, d’espagnols et de maltais ???
L’un des auteurs qui ont le mieux exprimé l’étrangeté de ce petit monde, c’est encore Louis Bertrand, un Académicien de l’époque, dans un vieil ouvrage retrouvé dans ma bibliothèque, intitulé « Le Sang des Races » (Paris. Editions G; Crès.1921. Mais que l’on peut encore trouver chez Amazone.fr ).
Un auteur et un ouvrage classés avec une pointe de mépris, dans la rubrique de la « Littérature Coloniale »….Cela s’explique: comme on peut le constater dans le titre de l’ouvrage, à cette époque, le mot « race », n’est pas encore considéré comme une grossièreté. Et personne ne songe encore à le faire disparaître des premiers articles de notre Constitution….
Louis Bertrand évoque ces hommes (et ces femmes) qui étaient venus là, après avoir connu le dénuement le plus total, ces gens venus du pourtour de la Méditerranée, à la recherche d’un « el dorado » plus proche que celui des Amériques, et d’un autre destin que celui de la misère. Ils n’avaient que leurs bras pour défricher, assainir, assécher des plaines marécageuses, et ils ont fait pousser des légumes là où ne poussaient que des pierres, ils ont planté de la vigne, des orangers et des oliviers là où il n’y avait que broussailles ou terres de parcours pour les chèvres et les moutons.
Ces hommes partis de rien, qui n’avaient que leur savoir faire de palfrenier ou de cordonnier et leur courage, et ne craignaient pas les dangers de l’aventure, ont bâti des entreprises et affronté des fortunes diverses. Ces gens, vivant de peu, aux moeurs rudes, aux coutumes et au langage colorés, ont fini par se fondre, en moins d’une génération, en un seul peuple qui a pris racine, là même où il avait planté ou ensemencé.
C’était l’époque où une certaine idéologie en vogue enseignait que « la Terre appartient à ceux qui la travaillent »…..
Ce peuple là ne s’est pas plus posé de questions sur la légitimité de son enracinement sur le territoire d’un pays qui n’en était pas encore un, que ne s’en sont posé, ceux qui, à la même époque, en quittant l’Irlande, l’Espagne, le Portugal ou le Sud de l’Italie, s’en sont allés en Argentine, en Australie, au Brésil ou à la conquête de l’Ouest américain…..
Ce peuple, je le retrouve, à travers les récits, et quelques fois, les silences de mes deux grands mères.
Au fil des années elles m’ont fait prendre conscience de cette étrangeté, et m’ont fait admettre que j’en suis issu, alors que l’influence de l’école républicaine, l’apprentissage de l’Histoire de France, les immersions dans la Littérature française faisaient, qu’à l’époque, j’essayais plutôt de m’identifier à un vrai « petit français »qui cherchait à oublier ses origines….
Mais mes grand-mères étaient là pour me rappeler que « nul ne peut savoir où il va s’il ignore d’où il vient »….
Je cite Louis Bertrand: » je découvrais ( à travers ce peuple ) , l’éternel Méditérranéen, avec son goût irréductible pour les odyssées de la Route ou de la Mer, pour la vie en parade et en beauté, pour le labeur harmonieux qui ne brise pas les corps et qui n’avilit pas les âmes, son respect de la famille, du père, de l’enfant, de l’épouse féconde, des rites immémoriaux de la naissance, du mariage, de la mort et de la sépulture, son sens très jaloux de l’indépendance et de la valeur individuelle. »
On comprendra mieux ainsi, la colère et parfois la fureur que j’éprouve lorsque j’entends ou je lis des élucubrations destinées à faire croire que « les Pieds Noirs, c’étaient des Colons »profiteurs, ou à insinuer que leur niveau de vie, ils le devaient à l’exploitation de la sueur des Arabes. Qu’il y en ait eu qui répondent à cette définition, cela n’est pas douteux. Mais sa généralisation s’apparente le plus souvent à une tentative « d’escroquerie intellectuelle », obéissant à d’obscures motivations idéologiques.
D’autant qu’à ma grande stupéfaction, j’ai pu découvrir, par la suite, à l’occasion de notre exil, que pour ceux qui, dans les classes populaires, étaient de simples salariés (l’immense majorité), les salaires et le niveau de vie étaient largement inférieurs à ceux de « la Métropole »…..
Car, dans la classe moyenne », ceux qui, en Algérie, vivaient comme des seigneurs ( c’était notre expression ! ), c’était les fonctionnaires « métropolitains »qui, en « récompense » de leur acceptation d’une mutation en Algérie, bénéficiaient, eux, d’une majoration de leur salaire de 33%, et, entre autres, d’un voyage gratuit en Métropole, tous les deux ans….
C’est tout de même cela qui a permis à ceux de ma génération qui ont pu « faire des études », de bénéficier d’enseignants métropolitains de haute qualité, tant à l’école primaire qu’au Lycée ou à la Fac. Des enseignants que nous enviaient les meilleurs Lycées parisiens, ou qui auraient pu enseigner dans les meilleures Universités de France. Je dois à leur talent de pédagogues, et au sens élevé et rigoureux qu’ils avaient de leur mission, d’avoir acquis une solide formation qui m’a ouvert, dans les brumes de l’exil, et après avoir perdu le peu que j’avais à trente ans, les chemins d’une nouvelle réussite professionnelle.
Je me suis souvent interrogé, par la suite, sur les raisons profondes qui pouvaient motiver ce dédain, et parfois cette rage haineuse souvent rencontrés par la suite, que manifestaient certains de ceux que nous considérions pourtant comme nos compatriotes, à l’égard des Pieds Noirs que nous étions.
Je me suis souvent demandé si ces gens n’étaient pas motivés par une sourde jalousie suscitée par cette exubérance, ce verbe haut, cette joie de vivre, ce bonheur fait de peu, ce goût pour les grandes tablées où se retrouvaient ce petit peuple, dans la lumière du soleil, et dans une bonne humeur tapageuse, autour d’un méchoui, d’un couscous, d’une paella, ou d’une « macaronade », ce petit peuple qui , vu de l’extérieur, ressemblait à un monde bigarré, et cosmopolite.
Tout cela irritait le « métropolitain » qui observait avec un mélange d’ironie, et d’envie, la gaité de ces rassemblements populaires, sous des abris de fortune, le dimanche à la plage, autour d’une oursinade, de quelques « tortillas » ou de « pizzas », arrosés d’anisette et ponctués de monstrueuses rigolades déclanchées par des plaisanteries et une forme d’humour qui lui échappait alors totalement. Des rassemblements dont il se sentait probablement exclu ???
Car s’il se sentait « étranger » à ces gens dont il ne pouvait assimiler l’humour narquois, c’est que cet humour résultait d’une sorte de synthèse subtile entre l’humour spécifique des italiens, celui des espagnols, et des maltais, et celui des Juifs et des arabes…..
C’est probablement une des raisons qui ont fait que de Gaulle nous détestait, car nous ne correspondions pas, pour celui qui avait « une certaine idée de la France », au prototype du Français imaginaire qu’il s’était fabriqué. Pas plus que les Arabes, d’ailleurs, sur lesquels il a émis des jugements détestables, montrant qu’il ne souhaitait pas intégrer dans la nation française. Je me demande d’ailleurs souvent ce qu’il penserait, aujourd’hui de ce qu’est devenue la France…..Il n’empêche que pour nous, il restera toujours, « La Grande Zohra ».
Ayant grandi dans cet environnement, j’ai, dès l’enfance, été sensible aux « différences » qui caractérisaient les usages, les coutumes, les habitudes culinaires, au sein d’une famille comme la mienne.
Je surprenais, ici ou là, des petites allusions, des remarques plus ou moins ironiques, mais jamais méchantes qui s’échangeaient entre les différentes branches de l’arbre familial. Certes, les Maltais avaient leur petite idée sur les Italiens qui avaient la leur sur les Espagnols, et inversement. Ceux-là mêmes avaient bien quelques préjugés sur les Juifs récemment naturalisés, ou sur les Arabes. Mais cela n’empêchait pas, au quotidien, de vivre en parfaite harmonie.
Personnellement, je me sentais bien, parce que je savais « bien me tenir », dans tous les milieux même si je sentais qu’il y avait des différences de « climat » entre les branches maltaises, italiennes ou espagnoles de la famille. J’avais parmi mes copains, des Arabes et des Juifs que je fréquentais quotidiennement et sur lesquels je ne me posais aucune question, à cette époque.
Dans le même immeuble que ma grand-mère maternelle, qui habitait au dernier étage, face au Square Nelson, à l’entrée de Bab El Oued, habitaient deux familles.
L’une, la famille Ducasse, était originaire de « métropole », comme on disait alors. Monsieur Ducasse était, je crois, le patron de l’Office Météorologique d’Algérie. Un Haut Fonctionnaire, assez distant avec ma grand mère, qui n’était pas de son monde, probablement.
Par contre, son épouse, une femme d’une grande douceur doublée d’ une excellente pianiste me donnait gratuitement des leçons de piano, et je lui dois d’avoir convaincu ma grand mère de m’inscrire au Conservatoire.
Madame Ducasse, était issue d’une famille d’artistes, et son père, Étienne Chevalier, était un peintre reconnu à Alger. Cette pauvre Madame Ducasse, que ma grand-mère adorait, s’est suicidée un matin, en se jetant du cinquième étage de l’immeuble: elle venait de découvrir que son mari avait une maîtresse. Je me souviens de la tâche de sang encore humide que j’ai découverte en rentrant du Lycée devant la porte de l’immeuble, au milieu d’une attroupement de badauds qui commentaient encore cet acte désespéré…
J’en ai été longtemps choqué et rempli de tristesse.
L’autre porte, à l’étage au dessous, était celle d’une famille Juive, les Dahan. Monsieur Dahan était un homme de petite taille, très avenant. Il était bijoutier à Bab El Oued. Madame Dahan, une femme « forte », dans tous les sens du terme, impressionnante par son volume, c’était la vraie Mère Juive, chaleureuse et généreuse qui régnait sur une famille nombreuse, – je ne saurais plus dire combien d’enfants elle avait -, car la plupart étaient plus âgés que moi, sauf le dernier, qui était mon copain. Tous ces enfants avaient en commun des qualités d’intelligence, et d’acharnement au travail qui leur ont permis, plus tard, en France, d’appartenir à l’élite.
La porte de cet appartement était toujours ouverte. (A cette époque on ne craignait personne….) Et lorsque je rentrais du Lycée, je m’arrêtais au quatrième étage, pour souffler un peu, et pour savourer, l’estomac creux, les odeurs d’une cuisine savoureuse et épicée qui me « prenaient la tête ».
Combien de fois ai-je entendu, du fond de sa cuisine, la voix de Madame Dahan qui m’appelait: « Viens « mon fils », viens une minute !!! Assiez-toi là, et goûte… » Alors, c’était un festival de boulettes de viande, de beignets d’aubergine, ou de poissons farçis dont le souvenir me fait encore saliver…
Puis je prenais congé en remerciant d’une bise, et arrivant à l’étage au-dessus, chez ma grand-mère, j’avais du mal à avaler le plat de « pasta et Padano » qu’elle m’avait préparé. « Toi, tu t’es encore arrété chez Madame Dahan !!! Alors tu n’as plus faim, bien sûr…. »me disait-elle avec, sans doute, un petit pincement.
Lors de la Pâque Juive, une des enfants Dahan, frappaient à la porte de ma grand-mère les bras chargés d’un énorme plat de friandises qui faisait mon bonheur, …et celui de ma grand-mère.
Ainsi vivions-nous, dans un environnement qui n’était cloisonné, en définitive, que pour ceux dont les préjugés étaient un obstacle à l’acceptation des « autres ». Chaque communauté existait en tant que telle, mais respectait les usages des autres communautés, et personnellement, je n’ai jamais ressenti de sentiment d’exclusion ou d’hostilité dans mon entourage. Ni de notre fait, ni à notre encontre.
Il n’y a pas si longtemps, finalement, que le mot « stigmatisation » est entré dans mon »dictionnaire »…. Et il n’y a pas si longtemps que, barbé par les discours de ceux qui abusent de ce terme, dès lors qu’il s’agit des « musulmans », j’ai pris conscience de ce que nous, le « peuple Pieds Noirs », avons été bien plus souvent stigmatisés par nos concitoyens, que ne le sont aujourd’hui ceux qui représentent, à leur tour, « la diversité »….
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