
Dans la soirée, le ciel a retrouvé son manteau bleu de nuit , constellé d’étoiles. Il est bientôt minuit. Après être sorti pour respirer l’air embaumé par la pluie de ces derniers jours, l’odeur de terre mouillée, et les effluves de thym, de jasmin, et de « galan de noche », je vais pouvoir rentrer et me consacrer, comme chaque nuit, à la lecture.
C’est un moment de paix que m’offre le calme, enfin revenu, de la nuit. Une paix favorable à la concentration et à la réflexion.
Je termine le dernier chapitre de « Sur l’Algérie » de Tocqueville. Un auteur dont la lecture semble passée de mode. Et pourtant, cet esprit éclairé a probablement inspiré les idées de son temps, bien plus que d’autres penseurs auquel la tradition historique a donné une plus grande place que celle qu’il occupe dans la mémoire collective des Français.
Lorsque Tocqueville se rend pour la première fois en Algérie, en 1841, la France s’est engagée dans un processus de conquête vigoureusement contesté par la Droite qui exige le retrait des troupes françaises une fois accomplie la mission qui consistait à neutraliser Alger, devenue le foyer principal de la piraterie qui sévissait depuis trois siècles et demi en Méditerranée.
Mais il existe également d’autres courants d’opinion, divisés entre le souhait de s’en tenir à une occupation limitée, destinée à prévenir le retour des « barbaresques », et celui de poursuivre la conquête jusqu’à la domination totale et la colonisation, au nom de « la mission civilisatrice de la France ».
Tocqueville qui avait acquis une notoriété qui dépassait les frontières de notre pays, grâce à son oeuvre d’historien et de « sociologue » ( le mot n’existait pas encore à l’époque ), et à ses recherches sur l’origine des Institutions Politiques, est nommé membre d’une Commission d’enquête destinée à « éclairer » le débat politique sur l’Algérie. Il parcourt ce pays pendant cinq ans, de 1841 à 1846.
L’ouvrage « Sur l’Algérie » est en quelque sorte le résultat de cette enquête très fouillée et très documentée.
Il est révélateur des hésitations et des tâtonnements de la politique française. La « conquête » de l’Algérie doit évidemment, être replacée dans le contexte de son époque, ce que ne font pas nos « historiens de pacotille » contemporains, sans doute pour des raisons idéologiques, mais aussi par paresse intellectuelle.
On oublie volontiers aujourd’hui, pour accabler la France, que l’époque à laquelle Tocqueville s’intéresse est celle de la rivalité entre les « grandes nations »européennes, comme l’Angleterre, la France, l’Allemagne, l’Italie, mais aussi américaines, car les Etats-Unis ont été très actifs en tant que nation colonisatrice, même s’ils ont eu au XXème siècle, l’habileté de prendre la tête du combat pour la « décolonisation », notamment en Afrique.
On oublie volontiers que certaines nations indiennes d’Amérique du Nord, tels les Creeks, les Cheyennes, les Séminoles, ont été déportées ou exterminées, on estime à 4 millions le nombre d’Indiens directement victimes de la phase d’expansion coloniale des États-Unis de la côte est à la côte ouest au cours des XVIIIe et XIXe siècles.
On oublie volontiers, également, le sort réservé aux aborigènes d’Australie, de même que celui infligé aux noirs, en Afrique du Sud, à la même époque.
L’ouvrage de Tocqueville met en relief les atermoiements de la politique coloniale de la France, qui semble avoir été entraînée dans une guerre de conquête sans fin, hésitant constamment entre condamner les Algériens à la soumission, ou les amener à accepter la domination française, par les mêmes méthodes que celles qui avaient permis aux Turcs de se maintenir en maîtres de ces territoires pendant trois cents ans. Je le cite:
» Depuis trois cents ans que les Arabes qui habitent l’Algérie étaient soumis aux Turcs, ils avaient entièrement perdu l’habitude de se gouverner eux-mêmes; ( page 47 ).
« Les Turcs avaient éloigné l’aristocratie religieuse des Arabes des l’usage des armes et de la direction des affaires publiques. » ( page 48 ).
» Le Gouvernement turc détruit, sans que rien le remplaçât, le pays, qui ne pouvait pas encore se diriger lui-même, tomba dans une effroyable anarchie. Toutes les tribus se précipitèrent les unes contre les autres dans une immense confusion, le brigandage s’organisa de toutes parts. L’ombre même de la Justice disparut et chacun eût recours à la force »(ibid.).
Et plus loin,
» On ne fait point impunément du nouveau en fait de coutumes politiques. Nous sommes plus éclairés que les Arabes, c’est à nous de plier, jusqu’à un certain point à leurs habitudes et à leurs préjugés. En Algérie comme ailleurs, la grande affaire d’un gouvernement nouveau n’est pas de créer ce qui n’existe point mais d’utiliser ce qui est.
Les Arabes vivaient en tribus il y a deux mille ans dans le Yemen; ils ont traversé l’Afrique et ont envahi l’Espagne en tribus, ils vivent encore de la même manière de nos jours. L’organisation par tribus, qui est la plus tenace de toutes les institutions humaines, ne saurait donc leur être enlevée d’ici à longtemps sans bouleverser tous leurs sentiments et toutes leurs idées. Les Arabes nomment eux-mêmes leurs chefs, il faut leur conserver ce privilège. Ils ont une aristocratie militaire et religieuse, il ne faut point chercher à la détruire, mais à s’en emparer et à en prendre une partie à notre solde ainsi que le faisaient les Turcs.
Non seulement il est utile de tirer parti des coutumes politiques des Arabes, mais il est nécessaire de ne modifier que peu à peu les règles de leur droit civil. Car vous saurez, Monsieur, que la plupart de ces règles sont tracées dans le Coran, de telle sorte que chez les Musulmans, la loi civile et le loi religieuse se confondent sans cesse. »(Pages 55 et 56 ).
Plus loin, Tocqueville met en évidence « l’excessive centralisation des pouvoirs de décision à Paris, pour tout ce qui concernait les « affaires algériennes ». Il note ( page 210 ) « qu’on ne saurait acheter ni louer un mètre du sol algérien, sans une longue instruction , qui ne se termine qu’après avoir abouti à M. le Ministre de la Guerre ».
Auparavant, il avait observé, ( page 73 ) que « les fonctionnaires civils placés entre les coups d’état du pouvoir militaire et l’arbitraire mille fois plus écrasant de l’autorité centrale, ne se sentent en rien, n’ont aucun lien commun, ne songent à rien qu’à rentrer au plus vite en France ».
Le rapport de Tocqueville foisonne d’observations pertinentes, sur les relations avec les populations arabes, sur les erreurs de l’Administration française, à l’aube d’un période coloniale qui allait durer cent trente ans.
Sa lecture intéresserait certainement les Algériens d’aujourd’hui, qui connaissent si peu leur histoire, ainsi que les premières pages de notre histoire commune.
L’objectivité de Tocqueville, sa clairvoyance, ses recommandations empreintes d’un humanisme éclairé ont été bien trop négligées par la France. Cette ignorance des réalités algériennes allait devenir, très vite, la source d’un malentendu tragique entre deux peuples qui n’ont pas pu, ou su, réciproquement, s’apprécier pour pouvoir continuer à vivre ensemble.
Tocqueville. « Lettre sur l’Algérie ». Editions Flammarion. 2003.
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