
( Suite ).
A cette époque, nous habitons au 10 Rue Duc des Cars, avant que me parents ne déménagent pour Belcourt.
Ma grandmère paternelle habite tout près de chez nous. Ma mère qui « attend » mon deuxième frère cherche une « femme de ménage »pour l’aider dans une période critique de sa grossesse et me confie souvent à la garde de ma grandmère chez qui je me laisse « chouchouter ».
Ce jour-là, quelqu’un frappe à la porte. Ma grandmère entrouvre la porte de son appartement et se trouve face à une femme arabe de grande taille, en pleurs, dont le visage portait des traces de coups violents. Ma grandmère, qui semble la connaître, la fait entrer et s’asseoir sur une chaise dans la petite cuisine.
Curieux, j’essaie, depuis le couloir, de saisir quelques bribes de la conversation, entre les deux femmes. J’apprends que la grande femme s’appele Zohra, qu’elle s’occupait de l’entretien des escaliers du petit immeuble où habite ma grandmère, et que son mari, qui la battait presque chaque jour l’a répudiée.
Zohra cherche du travail, car elle a deux enfants encore jeunes à nourrir. La conversation a lieu à voix basse, en partie en Arabe, et de temps à autres j’entends de grands sanglots chez cette femme dont la taille m’impressionne, car ma grand mère, plutôt menue, lui arrive à peine aux épaules. Puis ma grandmère lui sert un café chaud qu’elle avale goulûement.
Ma grandmère lui promet de « faire quelque chose pour elle » et d’en parler à son fils, car elle n’a pas les moyens de payer une femme de ménage.
En repartant, Zohra me croise dans le couloir exigu. Elle me caresse le visage, et dit à ma grandmère:
– « Il est beau ton petit-fils ». Il a quel âge ??? » . »Huit ans lui répond ma grand mère ».
Elle prononce quelques mots en Arabe et m’embrasse sur le front :
– « wa fik barakAllah ».
Une fois la porte refermée, je demande à ma grandmère ce qu’elle a dit à mon sujet, en Arabe. « Elle demande la protection de son Dieu pour toi ».
Quelques jours après, je retrouve Zohra chez mes parents. Ma mère l’a embauchée et elle vient tous les matins « faire le ménage » et aider ma mère dans la préparation des repas. C’est le début d’une grande affection entre Zohra et moi. Cette femme qui m’impressionne toujours autant par sa taille, a des yeux d’un vert profond et la peau très brune. J’apprendrai plus tard qu’elle est berbère. Elle me parle avec une grande douceur, dans son Français approximatif truffé de mots d’Arabe.
Je la revois, assise dans la cuisine de mes parents, à même le sol. Elle a étalé sa longue robe aux couleurs vives, en rond autour d’elle et m’adresse un « – Ya Ouled !!! Arrouah menah ».
Je m’assoie sur sa robe, et elle m’apprend à éplucher, puis couper les légumes pour la préparation du couscous. Tout un art, pour la préparation du « couscous aux sept légumes ». Car les courgettes doivent être découpées d’une certaine manière, tout comme les carottes et les navets….Et pour la chakchouka, on ne découpe pas les poivrons n’importe comment. Et surtout on incise l’ail en enlevant le germe qui « rend maboul », et en ajoutant les tomates en dernier., avec le thym et le laurier.
Car lorsque j’assiste à la cuisson, j’observe qu’il existe, en effet, un ordre intangible dans la cuisson des légumes, si on veut obtenir le meilleur résultat en préservant la saveur de chacun d’eux.

Tout ça je l’ai mémorisé, et encore aujourd’hui, quand pour le plaisir de mes amis, je prépare le couscous, je respecte ces recettes immémoriales que Zohra m’a apprises. Et les premiers mots d’Arabe que j’ai retenus c’est auprès de Zohra que je les ai entendus.
Zohra fait, en quelque sorte partie de mon enfance. Et quand on est enfant, entre huit et douze ans, on reconnaît d’instinct les êtres qui vous aiment. A cette époque, la santé de ma mère est fragile, sa grossesse l’a rendue dépressive. Zohra qui fait de son mieux pour suppléer aux défaillances de ma mère, fait quasiment partie de la famille.
Un matin, alors que Zohra nous avait quittés, la veille, comme d’habitude, après m’avoir embrassé sur le front, elle n’est pas revenue travailler à la maison.
Après plusieurs jours d’une absence inexplicable, j’apprends, au cours d’une conversation entre mon père et ma grandmère, que Zohra ne reviendra jamais plus : elle est morte au cours d’une dispute avec l’homme qui l’avait répudiée.
J’en ai conçu un gros chagrin et j’ai longtemps souffert du vide qu’elle laissait parmi nous, car pour l’enfant que j’étais encore, troublé par l’état dépressif de ma mère, la présence affectueuse de Zohra était rassurante.
Les chagrins d’enfance laissent des traces sur lesquelles glisse le temps….
( à Suivre ).
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