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Le 17 Mars 1956. Ce soir-là, je suis de garde avec ma section. Le poste de Bou Jaber à la frontière algéro-tunisienne où est cantonnée la 2ème Compagnie du 25ème Bataillon de Chasseurs Alpins auquel j’appartiens, est désert. Ma section en assure la garde, pendant que le reste de la Compagnie participe à une opération de ratissage au nord d’El Meridj où la présence d’un groupe de « rebelles » a été signalée.
A la tombée du jour, l’une des sentinelles m’appelle : au loin un nuage de poussière indique que la Compagnie est de retour. Quelques minutes plus tard, les deux jeeps, le 6X6 et les trois GMC surgissent de l’ombre tous phares allumés ?
Le convoi s’arrête au centre de l’ancien village. Bou Jaber est un centre minier à l’abandon . Quelques maisons en piteux état subsistent au milieu du bordj construit par la Compagnie, dans lequel logent les Chasseurs.
Dans un brouhaha de voix mélangées au cliquetis des armes et au vacarme des ridelles de GMC, la troupe de retour d’une « opération », se disperse épuisée et pressée de rejoindre ses baraquements dans le bordj.
De l’ombre, surgit, vers moi, le Lieutenant Toma qui commande la Compagnie. Il pousse devant lui une silhouette dont, très vite, je distingue les traits. Je devine qu’il s’agit d’un prisonnier qui avance vers moi, en titubant légèrement, les mains attachées derrière le dos.
- Alors ??? ça a été, mon Lieutenant ???
- Je vous amène un prisonnier. On a accroché un détachement de fellouzes, mais pas de casse. On a trouvé ce lascar caché dans un buisson, qui n’a pas pu fuir. Il boîte. Il n’était pas armé, mais il portait une musette pleine de documents écrits en arabe . Cela intéressera certainement l’officier de renseignement du Bataillon qui viendra demain matin en « prendre livraison ». Je vous le laisse en garde pour la nuit. Méfiez-vous, ça m’a tout l’air d’un petit mariolle : ne le laissez pas sans surveillance. Il ne faut pas qu’il s’échappe….
Le Lieutenant me remet la musette, en même temps que je pousse, en direction du poste de garde, le prisonnier dont je croise le regard. Un regard dans lequel je crois déceler un zeste d’arrogance mêlée d’inquiétude. J’installe le prisonnier dans la petite pièce qui sert au repos des sentinelles entre deux vacations. Il s’accroupit, à même le sol.
- Aândy el-djouôu (J’ai faim). Aâtyni qrobz (Donnes-moi du pain), me dit-il en me regardant droit dans les yeux. Rani aâtchan bizzaf ( j’ai très soif ).
Sans le quitter des yeux, j’allonge le bras pour atteindre ma gourde, que je lui tends.
- Echreb (bois !!!)
- Ketter allah qraîrak ( Merci !!!). Tefhem el-arabi enti (Tu comprends l’Arabe ???)
Je ne réponds pas . Sur la petite table, près de la fenêtre, des reste du repas de midi je prélève un morceau de pain que je lui tends et qu’il m’arrache de ses deux mains liées, pour le mordre à pleines dents.
- Eich min saâ ray ???( Quelle heure est-il ???).
Je lui tends mon poignet. Il regarde l’heure. La nuit est tombée, et peu à peu, le froid pénètre dans la pièce, comme chaque soir après le coucher du soleil… Il grelotte. Est-ce le froid, est-ce la peur ???
- Berd bzeff ( il fait très froid !!!) me dit-il.
Sur un lit de camp, au fond de la petite chambre, je prélève une couverture dont je le couvre .
- Choukrane ( merci ) me dit-il .
A cet instant, je sais qu’il n’est pas algérien. Un Algérien m’aurait dit « Sarah » !!!
Au même moment, le réveil de ma montre sonne : c’est l’heure de la relève des sentinelles. J’appelle le Caporal qui sommeille sur une chaise devant l’entrée de la pièce.
- C’est l’heure !!!
- J’y vais !!!
Le Caporal réveille les six chasseurs qui dorment dans la pièce voisine. Dans un concert de grognements et de bruits de godillots la petite troupe va rejoindre, un à un, ceux qui sont postés au quatre coins du poste pour les relever : deux heures de vacation à passer, dans la nuit et dans le froid, car en Mars , il gèle, la nuit dans les premiers contre-forts des Aurès…
Pendant ce temps je réchauffe rapidement, un bouteillon de café car je sais que l’équipe relevée se précipitera sur un gobelet de café bouillant… Et c’est le cas, en effet, lorsque les six sentinelles accompagnées du Caporal reviennent.
Entre temps « le mec » s’est endormi. Je leur explique…
Je sors, sur le pas de la porte pour allumer une cigarette. J’en propose une à la sentinelle qui est là, silencieuse, dans l’ombre. La nuit est calme. Le ciel étoilé et la pleine lune jettent une lumière blafarde sur la campagne qui nous entoure . Seul le murmure incessant des grillons trouble un silence absolu, car à Bou Jaber, nous sommes loin de tout.
On aperçoit, au loin, les lumières de la petite ville minière de Ouenza qui m’inspire toujours la même réflexion : il y a là-bas des gens qui dorment, chez eux, bien au chaud dans des lits douillets, enlacés, tentant d’oublier qu’autour d’eux, la guerre est présente avec ses nuits de garde, ses marches épuisantes dans le djebel, et le danger partout avec la violence qui rode, surtout la nuit….
De retour dans la petite pièce de repos, j’entends déjà les ronflements de l’équipe qui vient d’être relevée, couchée sur des lits de camp, qui dort déjà et « récupère » en attendant la prochaine vacation, dans quatre heures.
Je profite d’un moment de calme pour jeter un regard sur le contenu de la musette : un rasoir à main ( pour égorger qui ???), un Coran, annoté en arabe, des cartes de la région frontalière, un manuel , en Français décrivant le démontage et remontage d’un fusil-mitrailleur, et une centaine de feuillets couverts d’une écriture manuelle en arabe également, que je ne peux déchiffrer car je parle mais ne sais pas lire l’arabe. Je sais juste reconnaître le terme de « Allah » qui apparaît sur de nombreux feuillets.Et une liasse de feuillets qui semble décrire un organigramme.
Du boulot pour l’Officier de renseignement du Bataillon…
Nous partageons avec le Caporal le reste de café encore tiède dans le bouteillon.
A voix basse la conversation s’engage. Le Caporal évoque le sort du prisonnier. Je l’informe : demain dans la matinée l’Officier de Renseignement du Bataillon viendra le récupérer.
- Le Caporal : il est bon pour « la corvée de bois » ?
- Je ne crois pas. C’est un gamin.
- Quel âge peut-il avoir ???
- Seize à dix-huit ans. Pas plus.
- Il était armé ???
- Non. Il boîtait m’a dit Toma. Mais c’est du cinéma. Je crois qu’il s’est rendu. Il portait cette musette pleine de documents en Arabe qui est sur la table. Pour moi , c’est un « administratif » ou un agent de liaison. Il doit avoir plein de choses à raconter. En tout cas, ce que je peux te dire, c’est que ce n’est pas un Algérien. Il ne parle pas l’algérien. Mais il n’est pas con. Il est instruit….
Derrière nous, un bruit, soudain.
Je retourne vers le prisonnier. Il s’est accroupi à la manière des Arabes, et me lance un regard : ses yeux brillent dans l’ombre. Et en Français, il m’interpelle :
- Desserre-moi un peu les mains, je ne sens plus mes doigts.
- Tu parles Français maintenant ???
Silence. Je vérifie ses liens : sa main gauche est presque bleue, en effet. Je plante mon regard dans ses yeux et tout en desserrant la cordelette je luis dis :
- Je te desserre, mais tu ne fais pas le con !!!
- Vous allez me tuer ???
Je ne réponds pas.
- J’ai tout entendu. Ils viennent me chercher demain matin ??? Le lieutenant Toma a une mauvaise réputation ici…. me dit-il dans un Français presque parfait.
- Ah bon ??? Comment le sais-tu ???
- J’ai mes informateurs dans le bled.
- Ah bon ??? min ain djay enti (tu viens d’où) ??? Tu n’est pas algérien !!!
- Rani djay min tounisia ( je suis de Tunis)
- Tu parles bien Français.
- Ma mère est algérienne et mon père tunisien. Mais j’ai étudié à l’école française à Tunis et au Caire . Je peux avoir un peu de café ???
J’appelle le Caporal :
- Donnes lui une tasse de café.
- Il est froid.
- Tant pis, donnes-lui quand même.
- Barak Allahou fik ( Que Dieu te bénisse ) me dit-il, en me jetant un regard fuyant…
- Je n’ai pas besoin de la bénédiction de ton Dieu de merde !!!
- Allah ou Akbar !!!( Allah est grand) Il nous donnera la victoire . Vous, les mécréants vous serez chassés d’ici et de partout où il y a des Arabes.
- La ferme !!! T’es pas à la mosquée ici.
- Un jour, les Arabes se soulèveront, partout….
- Tu rêves !!! Où as-tu appris ça ???
- J’ai étudié aussi à l’Université El-Azhar au Caire. Grâce à Nasser – qu’Allah le protège – le monde arabe se réveillera. Et grâce aux Frères Musulmans.
- On t’a appris çà au Caire ??? Et on t’a envoyé combattre les « roumis » en Algérie ???
- Je suis venu là pour instruire les moudjahidines. Leur enseigner qu’ils combattent pour la Nation arabe et au nom d’Allah.
- L’Algérie n’appartient pas à la Nation arabe. C’était juste une colonie turque.
Un long silence, embarrassé, puis :
- « atny garob » ( donnes-moi une cigarette).
- Je n’en ai pas : je ne fume pas !!!
- Je t’ai vu fumer tout à l’heure !!!
Je n’ai plus envie de discuter. Mais il m’interpelle à nouveau :
Je n’ai plus envie de lui parler et je lui tends mon bras pour qu’il voie l’heure sur ma montre. Il saisit mon poignet et s’attarde sur ma montre. Un cadeau de mon oncle.
- Tu as une belle montre !!! Les Français ont toujours des belles montres….mais « nous , les Arabes, on a le temps »…. Je hausse les épaules et lui tourne le dos, sans répondre.
Au même moment, je regarde l’heure à mon tour. C’est l’heure de la relève des sentinelles. Je réveille le Caporal qui s’était endormi sur une chaise. En même temps, la sentinelle en faction devant l’entrée du poste s’agite à son tour en martelant le sol, sans doute pour se réchauffer les pieds.
- C’est l’heure, nous dit-il !!!
Je sors sur le perron, pour contempler une fois de plus la nuit étoilée. Un parfum de thym sauvage flotte dans l’air…On entend au loin les cris des chacals auxquels répondent des aboiements de chiens qui rompent le silence. La nuit sera calme.
Au petit matin une Jeep escortée d’un 4X4 se pointe à l’entrée du poste. C’est le lieutenant Vernet, l’Officier de Renseignement du Bataillon qui vient récupérer le prisonnier.
Le Lieutenant Toma vient à sa rencontre. Ils se saluent et échangent quelques mots…
Puis, Vernet vient vers moi. Nous nous saluons. Il vient prendre livraison du prisonnier. Il resserre les liens que j’avais desserré, autour de ses poignets, puis le pousse vers la Jeep. Le prisonnier passe devant moi et me jette un regard provocateur.
- Lieutenant, n’oubliez pas la musette !!! Vous avez de la lecture!!! J’espère que vous avez un interprète !!!
Les deux véhicules font une manœuvre pour faire demi-tour, puis , dans un nuage de poussière, s’éloignent de Bou Jaber.
Je n’ai jamais su ce qu’est devenu ce prisonnier…. Les jours qui suivirent, j’avais la tête ailleurs.
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