
4 Mai 2018 – 4 Mai 1956.
Dans quelques jours, je rejoindrai, fidèle à un rituel qui dure depuis très longtemps, mes camarades » survivants » de la 2ème Compagnie du 25ème Bataillon de Chasseurs Alpins, pour partager, après des retrouvailles toujours émouvantes, un moment d’exceptionnelle fraternité. Nous évoquerons, une fois de plus des souvenirs qui n’appartiennent qu’à nous, tant il est difficile de les partager avec ceux qui ne les ont pas vécus. Nous évoquerons ceux qui ont laissé leur vie là-bas, pour rien, et les autres, disparus, mais toujours présents dans nos souvenirs. Puis, nous nous séparerons, en espérant être encore en vie l’an prochain, pour nous retrouver, une fois de plus…..
Chaque année, à la même date, je me réveille, au lever du jour : Impossible de continuer à dormir. Les yeux mi-clos, la poitrine oppressée, je revois les images qui défilent dans ma mémoire. Des images semblables à celles gravées dans la mémoire de ceux qui ont vécu les heures tragiques d’une guerre qui aura marqué notre génération.
Impossible d’empêcher le film de cette journée de se dérouler. J’ai beau chercher à me rendormir, en me tournant et en me retournant dans le lit, la tête enfouie sous l’oreiller.Mais les images reviennent sans cesse, obsédantes.
Si je raconte ces souvenirs, c’est pour tenter de me « libérer ». Pour « exorciser ». Pour tenter « d’effacer du disque dur « , les images qui taraudent ma mémoire, depuis trois heures du matin….
Trois heures du matin. Le bordj de Bou Jaber,- sur la frontière algéro-tunisienne – où stationne la deuxième Compagnie du 25ème Bataillon de Chasseurs Alpins, est parcouru par le Sergent qui commande le poste de garde, et qui réveille tout le monde, sans ménagements.
« Tenue de combat »!!! Départ dans une demie-heure !!! Dit-il, en tambourinant contre ma porte.
Je saute, avec peine, dans mon treillis. Je boucle mon sac à dos, après avoir rajouté deux chargeurs de PM dans les poches extérieures. J’endosse mon harnachement de ceinturon et bretelles à cartouchières, et, juste avant de quitter ma « piaule » j’enfourne deux grenades dans les poches de ma veste de treillis. Une grenade offensive et une défensive.
J’entends le Lieutenant Toma crier « rassemblement »autour des GMC dont les moteurs tournent déjà. Je rejoins ma section, la deuxième section, et sans « faire l’appel », je vérifie que tout le monde est là.
Le Sergent d’Ordinaire distribue les boîtes de ration. Et en passant devant lui, nous trempons notre quart dans le bouteillon de café chaud, bienvenu par le froid glacial de cette nuit de printemps, dont le ciel étoilé et la pleine lune éclairent les visages que j’entrevois dans la lumière des phares des GMC.
A mon tour, je monte dans celui qui transportera ma Section. Comme d’habitude, je laisse mes chasseurs s’asseoir sur les bancs latéraux du camion, et je me laisse tomber au sol, à l’arrière, parmi mes hommes, contre la cabine de conduite. J’aperçois, entre autres, dans l’ombre, Nardo, Nantet, Guigon, Gagnaire, Delorme qui sont là, ainsi qu’Andolfo, mon « éclaireur de pointe ».
Je laisse le confort de la place au côté du chauffeur, à mon copain Cossu: affalé, au fond du camion, mon sac-à-dos me servant d’appui, je vais pouvoir dormir pendant une partie du trajet. Ce sera toujours ça de pris….
Le convoi démarre: quatre GMC, un par Section, précédés de la Jeep, dans laquelle ont pris place le Lieutenant Toma qui commande la Compagnie, le Lieutenant de La Bigne, son adjoint, et deux chasseurs servant un Fusil-mitrailleur.
Nous roulons, pendant deux heures ou plus. Je ne sais pas très bien car j’ai dormi. Je me suis réveillé seulement au moment où le convoi a traversé l’oued Mélègue. A cet instant, je comprends que nous sommes en Algérie,dans une zone réputée pour être dangereuse,car plusieurs « Katibas » ont franchi la frontière depuis quelques semaines: c’était le principal sujet de conversation, au mess, chaque jour qui a précédé « l’opération » en cours….
Les GMC roulent tous phares éteints. Lorsque notre convoi s’arrête, il prend place dans une longue file de véhicules chargés de soldats. Je comprends alors qu’il s’agit d’une « grosse opération »: tout le bataillon est rassemblé, et j’apprendrai, un peu plus tard, que toute la Division, la 27ème DIA dont l’Etat Major est au Kef, est engagée dans cette « opération ».
Le long convoi redémarre, et après une demie-heure de route, s’arrête en pleine campagne.
Nous mettons pied à terre. Le Sections se rassemblent et se forment dans le clair-obscur de la nuit qui s’achève. Le lieutenant Toma réunit les gradés pour expliquer le but de cette opération, et pour nous indiquer que nous faisons partie de la manoeuvre d’encerclement d’une Katiba. Le « contact » devrait se produire au lever du jour, après une marche d’approche d’environ deux heures.
Puis, en file indienne, nous démarrons, en « respectant nos distances ». Il fait froid dans les montagnes de l’Ouenza. Le sol est rocailleux, encore humide de la rosée de la nuit. Il flotte dans l’air un parfum de pins qui se mélange à une odeur de thym que répandent des touffes qui ponctuent le sol de taches sombres….Au loin, nous apercevons les lumières de la ville minière de Ouenza. Je me dis que là-bas, des gens dorment encore, dans leur lit douillet…
Après environ une heure et demie de marche, sur un sentier pentu, nous arrivons à l’entrée d’une gorge de couleur ocre jaune, où coule un filet d’eau, dans le lit d’un oued bordé de maigres pins, où des bouquets de lauriers roses apportent une note de couleur dans un environnement austère, et menaçant, en raison de la végétation et des éboulis de roches qui sont autant de caches propices aux embuscades….
Nous faisons une halte. Une fois de plus, je compte mes hommes. Tout le monde est là. J’entends Gantin qui discute avec Nardo, et sa grosse voix qui porte dans le silence. Je leur demande de se taire. Râleurs, ils s’exécutent….
Cossu s’approche de moi: il a récupéré dans sa gourde, un reste de café, et il m’en offre quelques gorgées avec deux biscuits prélevés sur sa boite de ration.
Le Lieutenant Toma et de La Bigne s’approchent à leur tour. Toma nous donne ses instructions: ma Section avec de La Bigne ratissera le fond de l’Oued, pendant que les deux autres sections progresseront le long des falaises, et inspecteront les grottes cachées derrière les éboulis.
Une dernière gorgée de café et ma Section, en formation de tirailleurs, s’engage dans l’oued. En ligne, mes chasseurs progressent avec la prudence de ceux qui ont déjà l’expérience du feu, en respectant, entre eux, les distances règlementaires…
Je me porte en tête de la Section, précédé par Andolfo, notre « éclaireur de pointe » . Le Lieutenant de La Bigne, est sur ma droite, à moins d’une dizaine de mètres de moi.
Andolfo est un garçon attachant, car toujours plein d’humour, courageux, dur à la peine, infatigable, un regard perçant de montagnard, qui a déjà affronté le danger, notamment au cours des durs « accrochages » du 24 Mars et du 27 Avril 1956, au cours desquels il s’est révélé un éclaireur efficace, en repérant très tôt ceux qui nous prenaient pour cible.
Le jour s’est levé. Les premiers rayons du soleil passent au-dessus des falaises et viennent baigner les touffes de lauriers roses, en restituant l’éclat insolite de leur couleur. Mais nous ne sommes pas là pour admirer la nature. D’autant qu’il règne, dans cet oued, un silence angoissant.
De temps à autres, des pierres qui se sont détachées sous les pas de la section qui progresse sur le bord des falaises, roulent en faisant un bruit sonore qui nous fait sursauter.
Soudain, Andolfo s’arrête. Il se tourne vers moi et sans un mot me montre le sol. Dans la terre humide, il y a des traces de pas. Des traces qui ne laissent aucun doute. Car nous avons appris à relever les traces de « Pataugas », la chaussure que portent ceux qui viennent de Tunisie, et qui sont mieux équipés que « les combattants de l’intérieur »….
D’un signe j’alerte de La Bigne qui, à son tour examine les traces. Nous partageons la même conclusion. « Ils » sont probablement une dizaine…..Et « ils »ne doivent pas être très loin, car ces traces sont toutes fraîches.
Nous continuons notre progression, en redoublant d’attention. Un merle me fait sursauter, en s’envolant d’un buisson en poussant un cri d’alerte.
Au même moment des coups de feu partent de la falaise où progresse l’autre Section. Je fais signe à la Section d’arrêter sa progression et je m’abrite derrière un bouquet de lauriers, pendant qu’Andolfo s’agenouille pour analyser la situation . Il me fait signe de m’approcher en me montrant du doigt, un buisson à une trentaine de mètres. Prudemment, j’avance pour le rejoindre. Il me fait un clin d’oeil : c’est la dernière image que j’ai conservée de lui, vivant.
Mais alors que je ne suis plus qu’ à quelques mètres de lui un autre coup de feu claque à mes oreilles. Puis un autre encore. Je sais reconnaître le claquement d’une balle qui ne m’est pas destinée. J’entends derrière moi, un cri : un de mes chasseurs a probablement été touché.
Puis soudain, tout s’accélère. J’entends, autour de moi, le feulement des balles qui, elles, me sont destinées. Je hurle à Andolfo qui est à un mètre devant moi: « Couches-toi » !!! Trop tard. Andolfo tombe, les jambes croisées, en criant « Maman »!!! Jamais je n’oublierai ce cri.
Andolfo avait bien repéré le buisson d’où partent les tirs. Trop tard pour lui. Ce sont des tirs de « Beretta », un fusil de marque italienne. Le buisson est à une vingtaine de mètres de moi. Profitant d’une légère déclinaison du terrain, je bondis: la terre se soulève par rafales autour de moi. Il y a donc aussi une arme automatique qui m’ a pris pour cible.
Sans réfléchir, je m’approche à une dizaine de mètres du buisson d’où semblent partir les tirs, entre deux rafales.
C’est « eux » ou moi.
Je balance ma grenade offensive dont la détonation résonne entre les falaises de l’oued. Puis, je m’applatis le nez contre le sol humide. Un court silence, puis une nouvelle rafale part du buisson: j’entends des cris et un « Allah Ou Akbar » dans le buisson.
En me soulevant légèrement, je balance ma grenade défensive, qui explose dans un vacarme assourdissant, et sans attendre j’ouvre le feu en vidant mon chargeur de PM. Quelques secondes s’écoulent, dans un grand silence. Puis de toutes parts des tirs reprennent: je ne sais plus si ce nos « nos » hommes qui tirent, ou si ce sont « les autres ».
Je vide un second chargeur sur le buisson, et hurle cessez-le-feu !!!! Plus rien ne bouge dans le buisson. Un lourd silence s’abat sur l’oued.
Je me porte vers Andolfo: son coeur ne bat plus. La main que j’ai tendue vers sa poitrine pour savoir s’il avait encore un souffle de vie est pleine de sang. Je lui ferme les yeux.
A quelques mètres de là de La Bigne m’appelle. Il est touché à la cuisse et pisse le sang, je lui applique un garrot. Toma qui a dévalé la falaise accourt avec un groupe de chasseurs.
Je ne suis même pas encore allé voir combien étaient ceux qui étaient embusqués derrière ce maudit buisson. Très vite l’hélicoptère alerté par Toma arrive dans un vacarme assourdissant et soulevant un énorme nuage de poussière.
Avec Toma nous plaçons la dépouille d’ Andolfo sur le support qui sera fixé au flanc de l’hélicoptère. De La Bigne, livide, me regarde et me dit merci. « Sans toi, « ils » m’auraient achevé au sol ». Avant d’être placé sur le support de l’hélicoptère, il me remet en geste d’amitié, son poignard de commando.
Je regarde l’hélicoptère prendre son vol en sanglotant nerveusement, comme pour évacuer toute la charge émotionnelle de ces quelques instants tragiques. J’ai soudain pris conscience qu’Andolfo était mort à ma place.
C’était un 4 Mai. Dans quelques jours j’aurai 23 ans. Je n’étais donc qu’un gamin. Depuis, j’ai considéré, que tous les jours que j’ai vécu , je les dois à Andolfo. Je lui voue une reconnaissance sans borne.
Trois jours plus tard, Andolfo sera enterré au cimetière du Kef. Je dirigerai le peloton chargé de lui rendre les honneurs.
A partir de ce jour, je n’ai jamais pu entendre la sonnerie « Aux Morts » sans être parcouru par un terrible frisson.
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