Ruptures….


Ma grand mère habitait au dernier étage de l'immeuble qui est au centre de la photo.

Ma grand mère habitait au dernier étage de l’immeuble qui est au centre de la photo.

( Suite)Après mon entrevue de rupture avec Zemirli, je décide d’aller rendre visite à ma grand mère qui habite à deux arrêts de tramway du Tantonville. Je saute dans le premier tramway qui s’arrête devant l’Opéra et en quelques minutes j’arrive à l’arrêt qui se trouve devant le Lycée Bugeaud.

En descendant du tramway, je jette un regard sur ce bâtiment massif où j’ai vécu des moments intenses de ma  jeunesse et où je me suis « construit » intellectuellement.

Je grimpe deux à deux les marches du grand escalier que je gravissais chaque matin. La grande porte du Lycée est fermée à cette heure. Je m’asseois sur la dernière marche et jette un regard circulaire, devant moi.

La caserne Pélissier, dont l’entrée est maintenant gardée par des sentinelles armées et protégées par des sacs de sable, est devenue très active: entrent et sortent des jeeps, à toute allure, qui semblent appelées par l’urgence.

Au- delà du Boulevard Borely La Sapie, j’aperçois la mer si belle, si bleue, que je n’avais pas vue depuis des mois, du fond de mon « djebel ».

Les pentes du Jardin Marengo sont toujours aussi vertes.

Je prends conscience, brutalement, du fait qu’un chapitre de ma jeunesse vient de se fermer. Je réalise, à ce moment,  que l’insouciance qui était la mienne, quand j’étais lycéen, en ces lieux, s’est envolée.

L’Armée, la guerre, les marches épuisantes dans une chaleur d’enfer, les nuits d’embuscade sous la pluie et dans le froid, les images atroces aux quelles on est  confrontés, le poids de la responsabilité quand à 22 ans on a charge de vie humaine, à la tête d’une section de 25 soldats, les blessés que l’on a entendu hurler de douleur, et les camarades morts qu’il a fallu transporter jusqu’à l’hélicoptère tout cela laisse des traces profondes et fait mûrir prématurément.

A cela s’ajoute le choc d’une rupture avec la femme que j’aimais, dont la triste nouvelle me parvient alors que j’étais « en opération ». Et pour couronner le tout, ce soir, la perte d’un ami dont, malgré les signaux qu’il m’envoyait, je n’osais pas imaginer qu’il puisse choisir un jour, le camp de la révolte. Et pourtant, on m’avait prévenu, dans mon entourage, et surtout ma grand mère qui a toujours eu sur les gens, un jugement sans nuances….

Je descends quatre à quatre les escaliers du Lycée et à grandes enjambées, je m’engouffre sous les arcades de l’Avenue de la Marne. Je m’arrête quelques secondes à la hauteur de la Pharmacie Lellouche. Qu’est devenu ce camarade, si « bien élevé » sur lequel ma grand mère souhaitait que je prenne modèle ???

Puis j’oblique sur la droite: me voilà rue Géricault. De loin j’apperçois ma grand mère qui est une fois de plus sur son balcon en train de regarder le spectacle de la rue et du square Nelson. Sans doute, son unique distraction, car elle n’a pas la télévision, pour meubler sa solitude….Elle ne m’a pas vu arriver, car elle ne sait pas que je suis à Alger.

Je m’apprête à passer la porte de l’immeuble et à grimper les cinq étages quatre à quatre, mais Momo, l’épicier juif qui me connaît depuis que je suis enfant m’apperçoit. Il sort de sa boutique en s’essuyant les mains sur son tablier.

-« Mais c’est le soldat qui revient !!! »

Il me donne une accolade affectueuse, mais entre-temps, Madame Costa la boulangère qui ne manquait jamais de me donner une poignée de bonbons, lorsque je venais chercher le plat de gratin de pommes de terre que ma grand mère lui avait donné à cuire dans le four boulanger, accourt.

-« Mon petit !!! je suis heureuse de te voir !!! J’en connais une qui va être heureuse, elle aussi !!! »

Et c’est le coiffeur, celui qui m’a coupé les cheveux pour la première fois qui arrive à son tour intrigué par l’agitation qui règne sur le trottoir. Je lui donne une accolade, puis je m’esquive pour m’engouffrer dans l’escalier dont je grimpe les cinq étages à toute allure.

Quand ma grand mère m’ouvre sa porte, elle reste saisie de me voir car elle ignore que je suis venu pour quelques jours en permission. Elle tombe dans mes bras, en murmurant, « mon petit, mon petit »…. et en essuyant furtivement une larme.

-« Entre donc. Assiez-toi là sur la chaise de la cuisine. Qu’est-ce qui te ferait plaisir ??? »

-« Un café au lait, comme autrefois grand mère, lorsque je rentrais du Lycée ».

-« Mais je n’ai pas de petits beurres !!! ».

-« Peu importe ».

-« Alors… raconte moi » !!!

-« Il y a tant de choses !!! Je ne saurais pas par quoi commencer. Laisse-moi te regarder ».

Ma Grand mère a vieilli. J’ai l’impression que l’âge l’a retrécie: elle me paraît plus petite qu’avant. Toujours ses beaux cheveux blancs coiffés en chignon, et son regard d’un bleu qui semble avoir pâli.

– » As-tu reçu ma lettre ??? »

La seule lettre que ma grand mère m’ait écrite, et que je conserve encore précieusement aujourd’hui. Cette lettre par laquelle, j’ai découvert que ma grand mère était…..illétrée. Une écriture d’enfant, des fautes à chaque mot, mais tellement de tendresse dans chaque phrase….

– » Ton oncle et moi, nous nous sommes fait beaucoup de souci pour toi…Car ton oncle, la guerre…il sait ce que c’est, lui. Tu sais qu’il vient d’être nommé colonel dans la réserve ??? »

-« Alors grand mère, tu es fière de ton fils ??? »

– » Bien sûr que je suis fière. Mais je suis aussi fière de toi !!!Ton oncle  t’aime beaucoup. Tu devrais lui écrire plus souvent ».

C’est vrai que je n’aime pas écrire, à ma famille, et encore moins pour raconter ma vie de soldat.

-« Alors il paraît « qu’elle » t’a plaqué ??? Ce n’est pas digne de faire ça pendant que tu es loin de tout et que tu ne peux rien faire.Tu sais, cette  fille n’était pas faite pour toi !!! » Long silence, et puis,  « as-tu des nouvelles de ton copain ??? »

– » Quel copain » ???

– » Celui qui te suivait partout et qui venait quelques fois ici, travailler avec toi. Tu sais, l’Arabe que je n’aimais pas tellement ??? »

Je n’ai pas envie de parler « d’elle », ni de Zemirli. Je fais signe que non en hochant la tête.

Le café au lait arrive sur la table. Le même bol, un peu ébrêché, qu’autrefois. Je le bois à petites gorgée en pensant à Proust et à sa madeleine.

– » Et toi, grand mère parles-moi de toi. Comment vas-tu ??? »

– » Comme les vieilles, mon fils, mais je vis avec mes douleurs, mes rhumatismes et mon arthrose me font souffrir. Mais la tête va bien !!! »

– » Je vois !! ».

A 71 ans ma grand mère a conservé toute sa vivacité d’esprit, et sa lucidité est toujours aussi redoutable: elle lit dans les pensées les plus secrètes.

– » Et toi fils ??? Tu n’es pas heureux. Je le sens. Cette pourriture de guerre a changé mon petit-fils. Ici aussi, dans le quartier, plus rien n’est comme « avant ».

Hier « ils » ont jeté une grenade sur le marché: ils sont tué mon marchand de légumes, tu sais, celui qui m’appelait toujours de loin, « Madame Charles, tu m’achètes pas de tomates aujourd’hui ??? ». Plusieurs femmes qui faisaient leur courses ont été blessées. Il y avait quatre ou cinq ambulances, la Police, les Militaires….

Les Arabes ont changé, ils ne nous regardent plus comme « avant ». Certains ont peur. Celui qui travaille depuis des années chez Momo,- tu le connais ???- Il a peur de retourner dans son quartier au Clos Salembier: on l’a menacé de lui couper la gorge parce qu’il travaille chez un Juif ….

Comment tout cela va se terminer, fils, tu as une idée ??? »

– » Non aucune idée ». La violence appelle la violence. A chaque fois la violence monte d’un cran. »

– » Mais qu’est-ce qu’on leur a fait ??? Nous n’avons jamais fait de mal à un Arabe dans la famille ??? « Ils » disent qu’on les a exploités, mais qui avons nous exploités ??? Depuis que mes parents sont arrivés en Algérie, ils ont toujours travaillé comme des bêtes, et ce n’est pas moi, comme femme de ménage qui ait fait « suer le burnous « à qui que ce soit !!! »

– » Je sais, grand mère. Mais les racines du mal sont très profondes… On a peut-être trop attendu pour traiter le mal ??? Et encore,…. je n’en suis pas sûr… Les Français ont fait de ce pays, qui n’en était pas un, un pays riche, et le pétrole excite les convoitises… Cette guerre ne mène à rien, et toutes ce souffrances, c’est pour rien… »

Un long silence. Je regarde autour de moi: rien n’a changé dans cette petite cuisine.  Ici le temps ne paraît avoir aucune prise sur la manière de vivre de ma grand mère.

Nous échangeons encore quelques mots, mais surtout des regards. Ce sont ces regards qui sont gravés dans ma mémoire et qui me reviennent chaque fois qu’aujourd’hui encore, je pense à cette femme.

Puis, « Mon fils , la nuit tombe, tu dois rentrer, car tes parents vont s’inquéter:  ici, tu sais, il y a un « couvre-feu »….

Je me lève, je regarde une dernière fois ma grand mère. Elle me serre dans les bras en répétant « Prends bien soin de toi, prends bien soin de toi… ».

Je la quitte, le coeur serré. En descendant les escaliers, j’ai envie de pleurer… Mais je n’ai plus le droit de pleurer. La page de l’enfance est tournée.

(à suivre).

Une réflexion au sujet de « Ruptures…. »

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