Alger: Le Tantonville.


Au Tantonville

( Suite). Avec Zemirli je vais pénétrer et découvrir une société que j’ignorais jusqu’ici: celle de la bourgeoisie algérienne, aisée, cultivée, apparemment bien intégrée, mais seulement dans les apparences. Vêtus « à la Française »et ne portant le « burnous » que dans les grandes occasions  ou dans les fêtes familiales, fréquentant la bourgeoisie française, mais sans s’identifier à elle.

La famille Ben Merabet, à laquelle appartient la mère de Zemirli, est une des grandes familles algéroises qui ont pu conserver leur « statut » sous l’Administration française. Ce sont des gens chaleureux, accueillants, mais qui font sentir au « fils du peuple de Belcourt » que je suis, la distance qui nous sépare.

Ces gens boivent à la source de la culture française, mais sont surtout abreuvés par Jean-Paul Sartre, par François Mauriac, mais aussi par les écrivains communistes qui exercent, dans les années cinquante, une sorte d’hégémonie sur la vie intellectuelle française…. 

C’est pour les jeunes de mon âge, l’époque des « surprises-parties ». Le lieu de rendez-vous où se « négocient » les invitations à telle ou telle « surboum », c’est le bar « l’Automatic »qui deviendra tristement célèbre pendant « la Bataille d’Alger », car victime d’un attentat à la bombe affreusement meurtrier.

Après mon match de foot du Dimanche matin dans l’équipe « juniors » du RUA, je retrouve, à l’Automatic » les copains du Lycée parmi lesquels Zemirli, qui, dans mon sillage parvient à se faire admettre et inviter à des « surboums », car, il faut bien le dire, les « Arabes » admis dans les cercles fermés des fils de la bourgeoisie algéroise, ne sont pas légion. Mais si Zemirli est admis, c’est parce qu’il est mon copain.

Cependant, chacune de nos sorties sont, le lendemain, sujettes à des discussions tendues avec Zemirli: alors que chacun de nous peut, selon les jours, avoir la bonne fortune de danser quelques « slows » joue contre joue, puis aux heures avancées de la soirée, avoir la chance de parvenir à un flirt plus ou moins « poussé » avec une fille, Zemirli reste le plus souvent « sur le carreau ».

Dans ses commentaires Zemirli exprime ses frustrations, et dans son emportement prononce des mots assez durs en dénonçant, ce qu’il appelle le « racisme » des filles d’Alger.

Jusqu’au jour où je ne puis m’empêcher de lui dire, que ses réflexions je les accepterais plus facilement, si j’étais « invité »un jour, à une « surboum » dans une famille arabe, et si je  pouvais flirter avec des filles arabes de notre âge.

Silence embarrasé de mon copain.

Car en Algérie, et à cette époque déjà, les relations aux femmes sont une pierre d’achoppement dans les relations entre les deux communautés: celle des « Européens » et celle des « Arabes ».

Nos discussions parfois passionnées, dessinent les frontières de ce que chaque communauté peut se permettre, vis à vis de l’autre: il faut de part et d’autres, éviter de parler « religion », de même que le sujet des femmes est un sujet hypersensible.

Je sais depuis toujours, pour avoir grandi parmi les Arabes  quelles sont les règles à respecter.

De même que je sais comment les Arabes voient les femmes européennes, qui, malgré les tabous nombreux qui,en Algérie, dictent leur comportement, leur apparaissent comme étant plus libérées, donc plus accessibles, donc plus « faciles »….

Mais c’est un leurre. Une fille européenne qui s’aviserait de « sortir » avec un Arabe serait vite « cataloguée » et mise à l’écart de sa communauté.

Quand à une jeune fille arabe qui « sortirait » avec un jeune français, elle verrait jusqu’à sa vie menacée, par son père ou, à défaut par les « grands frères », les oncles ou les cousins, car elle serait le déshonneur de la famille !!!

La religion, la place des femmes dans les familles et plus largement dans la société, sont les deux principaux obstacles à une « fusion » entre les deux communautés.

Ce qui me choque, encore aujourd’hui, c’est que l’ostracisme dont les européens font preuve vis-à-vis des Arabes est, assez unanimement, qualifié de « racisme », alors que dans l’autre sens, personne n’ose mettre un mot sur un préjugé et un tabou considéré, presque, comme normal puisque venant des Arabes.

Et ce que je constate aujourd’hui encore, c’est que si les choses ont bougé, c’est le plus souvent dans un seul sens….

Ces divergences vont peu à peu affecter notre amitié. Elle s’aggraveront deux années plus tard lorsque je constaterai la dérive de mon copain, de plus en plus disert sur « le racisme » des européens, sur la condition des Arabes, sur le « colonialisme ». En échange du livre de Louis Bertrand que je lui prête, « Le Sang des Races », dont je découvre qu’il ne l’a même pas lu, il m’a prêté le livre de Franz Fanon, « Les Damnés de la Terre »que je lis alors comme un brulôt, une sorte de provocation.

Je comprends peu à peu l’influence qu’exercent ses lectures sur l’état d’esprit de mon copain.

Nous sommes en 1950. Je n’ai que dix-sept ans, et jusqu’ci, je ne me suis jamais interrogé sur « le racisme » et sur la « condition des Arabes », même si je perçois des « différences »choquantes entre eux et nous. 

Quatre ans plus tard les premiers attentats annonciateurs d’un conflit meurtrier qui durera huit ans, feront la Une des journaux, interpellant, incrédules, les Européens d’Algérie.

Mais dès 1950, je sens , sans en comprendre clairement toutes les causes, qu’un profond malaise s’est installé entre mon copain et moi, et ses propos sur la colonisation me paraissent excessifs, car je n’éprouve aucune culpabilité vis-à-vis des Arabes, et ne me sens pas plus « colonisateur » que lui, descendant de familles turques….considérant, en outre, que sa « condition sociale » – pour reprendre un terme qu’il affectionne- est bien meilleure que la mienne.    

Dès lors nos relations se distendent, d’autant qu’il vient d’être recalé à l’oral du bac, et qu’il se considère, à ce sujet, comme victime de son « faciès ». Il en est convaincu et je ne parviens pas à l’en dissuader. Pour couronner sa dérive, il m’annonce, à ma grande stupéfaction, qu’il abandonne ses études. J’essaie de le faire changer d’avis: « on n’abandonne pas ainsi, au premier échec !!! ». Rien n’y fait.

Je le perds de vue, d’autant que j’ai depuis peu une femme dans ma vie qui, de surcroît, ne l’aime pas du tout, et à laquelle je consacre désormais tout mon temps libre.

Je ne reverrai Zemirli qu’une seule fois, pendant une courte permission, obtenue pour me présenter à un concours administratif, la seule, pendant les trois années d’armée passés dans le « djebel » dans une unité « exposée ». J’ai un souvenir très précis de cette rencontre: c’était le 22 Janvier 1956. Ce jour là, Albert Camus participe, avec des sympathisants du FLN, à une réunion à Alger, au « Cercle du Progès », une réunion tumultueuse, à laquelle Zemirli a participé( à quel titre ???). Les Historiens ont largement rendu compte de cette réunion, qui ouvrira les yeux de Camus sur la profondeur du fossé qui désormais, sépare les deux communautés.

Nous prenons un verre, à deux pas de là, à la Brasserie du « Tantonville », à côté de l’Opéra, et Zemirli exprime devant moi, toute sa fureur contre les partisans de l’Algérie Française. Il refuse de condamner l’horreur des attentats aveugles, des innocents sacrifiés, de la sauvagerie des assassinats, des égorgements, des mutilations.

Quinze jours plus tôt, je suis intervenu, dans les Monts Ouenza, avec mon unité de Chasseurs Alpins, pour secourir les habitants d’une ferme européenne isolée, qui avait alerté le PC de la Compagnie. Nous arrivons trop tard: toute une famille vient d’être sauvagement égorgée. Une fillette denudée baigne dans une marre de sang. Elle ne pourra pas être sauvée.

Pendant que nous discutons, Zemirli et moi, ces images défilent encore dans mes yeux. Le fossé, entre nous, est devenu un gouffre. Je ne cache pas mon amertume à celui qui a été mon ami.

Nous ne nous reverrons jamais plus.

Mais, je recevrai en 1994, alors que je vis à Paris, la visite de son frère, le médecin, devenu un vieillard, avec qui j’avais de bonnes relations, et qui a retrouvé ma trace, plusieurs années après notre « exil ». Il est « navré de tout ce qui s’est passé »…Nous échangeons quelques souvenirs, et je crois déceler chez lui, une certaine nostalgie de l’époque où Européens et Musulmans vivaient en bonne intelligence, malgré leurs « différences ».

 Il m’annonce que El-Hadi Zemirli a été tué par l’Armée Algérienne, alors qu’il combattait dans les rangs du GIA fondamentaliste, lui que je n’avais jamais vu esquisser une prière, et qui ne refusait jamais un wisky, au cours d’une « surprise-partie »….

Je lui réponds que malgré tout ce qui nous a séparés, j’aurais été heureux de revoir son frère, et qu’avec le recul je comprends mieux son évolution, mais que je ne m’attendais pas à ce qu’il périsse….sous les balles des Algériens.

Les voies du Destin sont tumultueuses….  

(à suivre ).