Lectures « Bucoliques ».


Giono

Chaque fois que nous nous rendons à Lyon, dans ma famille, j’ai plaisir à converser avec mon beau-frère, un garçon ouvert, sachant se cultiver, et qui ne rate jamais l’occasion de me parler de Jean Giono, l’écrivain provençal, dans la même veine que Pagnol dont la lecture enchantée a nourri une partie de ma jeunesse.

Giono était le parrain de mon beau-frère qui possède des albums de photo inédites de cet écrivain, qui le montrent, détendu, dans son environnement familial….

L’oeuvre de Giono a pour cadre le monde paysan provençal. Inspirée par son imagination et ses visions de la Grèce antique et du monde latin. Son œuvre romanesque, d’inspiration méditerranéenne, dépeint la condition de l’homme dans le monde, face aux questions morales et métaphysiques. On lui attribue une portée universelle, bien que cette littérature influencée par les auteurs anciens ait tendance à passer de mode…..

Fils d’un cordonnier anarchiste d’origine piémontaise, Giono a évoqué son enfance dans Jean le Bleu, d’où émerge la « belle figure de guérisseur libertaire » de son père. Ce père,- auquel mon imaginaire d’adolescent attribuait des ressemblances avec mon Grand-Père -, s’il était encore vivant de nos jours, il aurait sans doute accueilli nombre d’immigrants et d’exilés et aurait manifesté ses convictions en brandissant la pancarte de « Immigrés Welcome » !!!!

Cette enfance pauvre, ce goût pour la littérature ancienne et pour l’écriture, chez un quasi-autodidacte intriguait ma jeunesse car je m’en sentais proche.

Je devins un lecteur assidu de Giono après avoir lu  « Que ma joie demeure » dont le titre est une allusion explicite à une cantate de Jean-Sébastien Bach que j’adore, « Jésus que ma joie demeure » dont l’Adagio est si célèbre…..  Un livre dans lequel il exprime sa foi en une communauté des hommes, par-delà les religions…..

Il ne pouvait pas, à l’époque où il écrivait cette œuvre, imaginer combien les conflits religieux marqueraient les esprits de notre époque…

Je me souviens d’avoir passé, il y a quelques années, une soirée entière à relire « Enemonde et autres caractères » qui avait, alors que j’étais encore adolescent, éveillé chez moi une curiosité sensuelle tant le personnage étonnant de cette femme qui « dévorait » ses amants m’intriguait.  » Le visage était sympathique, malgré la perte de toutes ses dents, ses lèvres étaient assez charnues pour rester épanouies. Elle avait un joli teint frais et rose, ses yeux marron étaient très purs, sans rides ni cernes, avec de longs cils courbes. Leur regard était parfois celui d’une jeune fille, le plus souvent non. Elle pesait plus de centre trente kilos, mais qu’elle déplaçait avec une agilité surprenante. »( Giono )

J’étais fasciné par le personnage de cette femme « hors-normes »qui connaîtra, enfin, le plaisir, après un crime parfait. « Elle vit toujours, vieille, énorme, mais très propre et elle écoute s’il pleut. D’autres personnages arrangent leurs vies (et également leurs amours) avec des arbres, des abeilles sauvages, des sables, des boeufs, des serpentaires (des secrétaires ou, si on préfère, des huppes) » , dira Giono, peu de temps après la publication de son œuvre…..

Les arbres, les abeilles sauvages, les bœufs, voilà ce qui m’amène à évoquer le livre que j’ai refermé, hier soir, très tard.

Nous avons tous des écrivains dont les textes furent bien plus qu’une simple rencontre. Cela a été le cas, en ce qui me concerne, vis à vis de Giono. En classe de Latin, puis plus tard en classe de Littérature, j’avais appris à connaître Virgile et sa poésie toute entière tournée vers la nature sauvage et intacte.

Oscillant entre essai, récit et rêve, le « Virgile » de Jean Giono glisse doucement de la campagne lombarde de l’Antiquité qui a vu naître Virgile à l’évocation de sa terre natale, Manosque, et mêle ainsi sa vie à celle du poète latin, jusqu’à la confusion.

« Un Virgile subjectif au point qu’il ne parle que de moi et qu’on ne voit Virgile qu’à travers mes artères et mes veines, comme on apercevrait un oiseau dans les branches d’un hêtre. » (Jean Giono, lettre du 5 mai 1947 à l’éditeur Fournier)

En me plongeant, l’autre soir, dans la Lecture du Virgile de Giono, j’ai redécouvert un monde dont l’actualité dramatique nous éloigne dangereusement.

En choisissant l’œuvre d’un auteur de l’Antiquité, Giono s’était abstrait de son temps présent, à la fois violent et trop proche, et d’un espace que ce même temps a contribué à meurtrir.

À la violence du quotidien, Giono préfère l’éternité que construit l’entassement patient des siècles : les voix alors y prennent l’accent des mythes, les hommes disparaissent derrière des silhouettes et des âmes furtives, les poètes derrière leurs vers : « ne demeure qu’une quintessence d’humanité, paillettes d’or acérées ou rondes, au fond du grand tamis ».

L’écriture de Giono s’inscrit dans la perspective de la durée et non de la contingence immédiate : il donne la primauté au paysage plutôt qu’au pays, aux saisons et aux météores plutôt qu’à la patrie. Virgile devient alors tout à la fois un frère lointain, un modèle, un miroir, un défricheur dont il conviendra de réstituer la trace et le regard, la patience et l’odorat.

Les pages élues par Giono sont familières pour qui a travaillé jadis, sur les bancs du Lycée, son Virgile : s’y retrouvent les passages les plus fameux des Bucoliques, des Géorgiques, de L’Énéide.

En relisant ces pages, j’ai pu ressentir ce que personne jusqu’ici,  n’avait nommé le « sentiment de nature » et l’« invention du paysage » dont Virgile a l’art de brosser des tableaux vivants.

Pendant une soirée, je me sui promené sur des sentiers et des mers où sans cesse surgissaient déesses, dieux, magiciennes et pythies qui, pour se désennuyer un peu, jouaient du bout des doigts avec la vie des hommes, en les roulant entre leurs doigts comme avec des mies de pain à la fin d’un trop long festin.

J’ai écouté la musique intemporelle de la flûte d’un berger dans la campagne, parmi les fleurs, les bêlements de son troupeau faisant écho au bourdonnement des abeilles sauvages…..

Mais l’essentiel n’est pas là : ce qui m’a passionné, c’est la préface qu’écrit Giono : plus un livre d’ailleurs qu’une préface, mi-essai mi-roman, un autoportrait en creux plutôt qu’une introduction, un cadre ouvragé, aux mille nuances et richesses, qu’on admire autant que la peinture qu’il enserre. Pour tout dire, une merveille.

Émerveillé, tard dans la nuit, je me suis endormi sur mon fauteuil….