L’embuscade.


Le 2 Août 1956.

Il est 4 heures du matin. Dans la cour du bordj construit sur la frontière algéro-tunisienne par les chasseurs de la 2ème Compagnie du 25ème BCA, les hommes désignés pour la patrouille sont rassemblés, silencieux. On entend à peine quelques murmures et le cliquetis des armes… Le Caporal d’ordinaire passe au milieu des hommes avec son bouteillon de café chaud, dans lequel chacun trempera son godet métallique avant d’avaler quelques gorgées bienfaisantes. L’un des chasseurs a ouvert un paquet de biscuits et en offre autour de lui….

Retardataires,  quatre des huit harkis rattachés à l’unité rejoignent les rangs.

Le Chef de Poste donne les consignes : une moitié de la section restera au camp pour en assurer la garde. L’autre moitié fera partie de la patrouille. Les instructions du Commandant de Compagnie, le Lieutenant Toma, sont formelles : jamais plus de la moitié de l’effectif en patrouille.

Vérification des gourdes : elles doivent être pleines car la journée sera chaude….

Une courte discussion s’engage : le fusil-mitrailleur suivra-t-il la patrouille ou restera-t-il en batterie, au bordj ??? Décision : le FM sera de la patrouille, au cas où….

La veille au soir, le bordj a été, comme presque chaque soir, la cible de tirs venant de la frontière, et il n’est jamais à l’abri d’une tentative d’attaque dangereuse . Le but de la patrouille : repérer le point de passage de ceux qui ont tiré sur le bordj hier soir, afin de monter une embuscade pour les surprendre lors d’une prochaine tentative…Car, là où ils sont passé,ils repasseront ou d’autres passeront…

A 4heures30, la petite troupe composée d’une demi-section se met en marche. Il fait encore nuit et l’on entend au loin, le cri familier des chacals qui peuplent le djebel alentour.

Elle s’engage dans un sentier  rocailleux qui prend naissance à quelques centaines de mètres du bordj : en « colonne par un, en « gardant les distances », la patrouille progresse entre les broussailles et les rochers pour atteindre,  quelques centaines de mètres plus loin, les rives d’un oued profond, complètement sec, qui doit être un affluent de l’Oued Meridj et qui courre entre deux falaises rocheuses.

Patrouille djebel

Nous sommes dans une zone désertique, loin de toute habitation et de toute vie humaine : la zone est interdite, en raison de la proximité de la frontière et des passages fréquents de combattants de l’ALN basés en Tunisie . A cette époque, le barrage électrifié n’existe pas encore et la frontière est extrêmement perméable aux incursions, dont certaines « ne font que passer « pour rejoindre les maquis de l’intérieur, et d’autres font parfois un « petit détour » pour venir « canarder » les postes installés sur la frontière….

Une petite discussion s’engage . Décision : trois hommes partiront en reconnaissance dans l’oued, sous la protection du reste de la troupe qui couvrira, du haut de la falaise, la progression des trois éclaireurs .

Au moment où les deux groupes se séparent, le soleil se lève sur l’horizon. Pas un nuage dans le ciel. La journée sera torride, en effet !!! On entend les premiers chants des rares oiseaux qui, probablement, nichent dans les buissons de lauriers roses sur lesquels une légère couche de rosée s’est déposée pendant la nuit, qui fait miroiter les feuilles sous les premiers rayons du soleil. Dans l’air, flotte toujours ce parfum de thym sauvage que l’on rencontre partout dans le djebel en Algérie.

Nous avançons, prudemment, car c’est un endroit idéal pour une embuscade et il s’agit d’éviter de tomber dans une embuscade ennemie, là même où nous envisageons d’en monter une dans les jours suivants…..

Au fur et à mesure que nous avançons, le terrain devient plus escarpé et plus difficile. La progression est lente pour ceux qui sont en bordure de l’oued, alors que les trois hommes qui sont au fond de l’oued avancent plus facilement en progressant  de buisson en buisson, à la recherche de traces de passages….

Nous marchons ainsi pendant trois heures, alors que le soleil s’est élevé dans le ciel. La température doit friser les quarante degrés, alors que le soleil n’est même pas encore à son zénith. La veste de treillis colle à la peau et la sueur inonde les visages . Il faut économiser l’eau de la gourde : j’avale une pastille de sel qui fait partie de nos rations, afin de lutter contre la déshydratation.

De temps à autres nous marquons un temps d’arrêt pour échanger quelques signes avec ceux qui progressent dans l’oued.

Soudain, l’un d’eux s’agite : avec des gestes significatifs il nous indique qu’il y a de nombreuses traces dans le sol sableux de l’oued. Nous dévalons à travers les rochers pour participer au constat : c’est clair, il y a eu un groupe d’hommes  qui est passé là, et que nos harkis qui savent lire les traces dans le sable, évaluent à une dizaine avec au moins deux mulets chargés – les traces de leurs sabots sont profondes dans le sable humide- qui transportent vraisemblablement des armes et des munitions destinées aux maquis de l’intérieur….

Nous explorons les alentours, entre les rochers qui bordent l’oued. Soudain, l’un des hommes qui sont dans l’oued nous fait de grands signes : il vient de découvrir les traces d’un campement, avec des braises encore fumantes, des boites de haricots et de lentilles ouvertes et à moitié pleines, et quelques cartouches égarées dans le sable.

Le visage de nos harkis s’assombrit : selon le plus expérimenté d’entre eux, il faut redoubler d’attention car les traces sont très fraîches et « ils » ne doivent pas être très loin. Les traces indiquent qu’ils sont revenus sur leur pas, sans doute alertés sur notre présence, et compte tenu de leur chargement, ils ne peuvent pas être allé loin. Combien sont-ils ??? Une dizaine, probablement, selon l’évaluation de nos harkis.

Le silence devient la règle : nous sommes une troupe aguerrie, qui a vécu de nombreux « accrochages », et chacun sait ce qu’il a à faire. Nous ne communiquons plus que par gestes, en reprenant notre avancée, mais cette fois, en abandonnant le fond de l’oued, afin de profiter des rochers pour masquer notre progression.

Il est très exactement 11heures25 à ma montre lorsque les premiers coups de feu claquent. Ces instants, tout comme d’autres moments identiques, sont gravés dans ma mémoire : les éclaireurs de pointe sont « au contact »….

C’est un instant dont les impressions font partie de souvenirs jamais effacés. Pour en avoir vécu plusieurs j’en connais tous les symptômes !!! Le cœur se met à battre plus rapidement. On a la bouche sèche, mais le regard devient perçant : il faut scruter les éboulis de roches d’où peut partir un tir à chaque seconde. En se répétant, mentalement : « reste calme », « ouvre l’œil »….

Des rafales de pistolet mitrailleur indiquent que des Chasseurs ont repéré ceux qui ont ouvert le feu. Tout se passe à une trentaine de mètres de moi, mais, de là où je suis, je ne vois rien. Le servant du fusil mitrailleur , à mes côtés ne voit rien, non plus. Ce qui accenteu notre angoisse. J’entends des cris, des « Allah ou akbar »… Un mulet affolé dévale l’oued perdant en route, une partie de son chargement….

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Puis, le porteur du FM qui se trouvait tout près de moi pousse un cri de douleur, touché à la cuisse. Je me laisse glisser sur le rocher qui m’abrite et m’approche de lui pour tenter de lui faire un garrot, en m’appliquant un peu plus que lors de l’accrochage du 4 Mai à Ouenza où le lieutenant de la Bigne a eu l’artère fémorale sectionnée…. Sa blessure n’est pas très profonde: probablement, la balle a ricoché sur la roche .

J’entends le bruit des balles qui ricochent, en effet, sur les rochers, et le « feulement » de celles qui me sont destinées…. J’ai beau scruter la falaise qui nous fait face, mais je ne vois toujours rien, ce qui fait battre mon cœur très fort, car si je ne les vois pas, eux, sans doute, me voient….

Les échanges de tirs se poursuivent. Sporadiques. Puis, peu à peu ils cessent. Les « rebelles » ont décroché. Nous nous rassemblons pour inspecter les lieux : des traces de sang nous indiquent qu’un ou plusieurs rebelles ont été touchés. Mais aucune trace de corps : « ils » se sont repliés emmenant, comme très souvent,  leurs blessés, en profitant d’un terrain qu’ils connaissent mieux que nous….

Je n’ai pas tiré une seule rafale de ma Mat49.

Nous n’avons qu’un blessé : celui qui a été touché près de moi, et qui courageusement, supporte la douleur de sa blessure qui a beaucoup saigné mais qui n’est pas profonde. Le Caporal infirmier lui désinfecte la plaie et lui applique un pansement « dans les règles de l’art ». Il pourra marcher pour le retour, aidé par ses camarades.

Il fait une chaleur torride et il est difficile de trouver un coin d’ombre alors que le soleil est à son zénith…. J’ai la gorge sèche et la langue pâteuse.

Dans l’oued, nous récupérons trois fusils Beretta, une « Kalach » et deux caisses de munitions, tombées du dos du mulet qui a pris la fuite aux premiers coups de feu…

La prise est maigre, mais nous avons peut-être échappé au pire.

Nous décidons d’attendre que le soleil baisse sur l’horizon pour reprendre le chemin du retour.

Nous arrivons au bordj au soleil couchant. Épuisés.

Nous trouvons l’équipe demeurée sur place en état d’alerte : les coups de feu lointains ont été entendu jusqu’au bordj et faute de moyens radio nous n’avons pu informer nos camarades de ce qui s’est passé.

L’instant le plus précieux, gravé dans ma mémoire, c’est celui où je retrouve ma « gargoulette » entourée de bas de laine mouillés placée, au courant d’air, sur le rebord de la fenêtre de ma « piaule »,-  mon « frigo » – pour englouti des gorgées d’eau fraîche, qui me donnent le sentiment de retrouver la Vie, une nouvelle vie…jusqu’à la prochaine fois  !!!