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 Mon Prince,
Dans les entretiens successifs que j’ai eus avec le Comte Andrâssy la semaine passée, j’ai pu constater une note dominante. »La Porte, m’a dit le Ministre, ayant accepté tous les points de réformes posés par l’Autriche, sanctionnés par la Russie et recommandés par les Grandes Puissances à Constantinople, il est de notre devoir de dégager notre propre parole vis-à-vis du Gouvernement turc sans lui poser après coup de nouvelles conditions. Il me répugnerait, après avoir apposé ma signa­ ture au bas d’un acte qui stipule les concessions accordées aux Chré­ tiens, d'en dépasser les limites et de ne pas tenir parole dans toute sa scrupuleuse étendue. De quel front aborderai-je ГAmbassadeur de Tur­ quie lorsque celui-ci viendrait me rappeler mes engagemens?«
J’ai répondu au Ministre que nous serions les derniers à l’engager à un manque de parole vis-à-vis des Turcs, mais qu’il me semblait s’exa­ gérer étrangement les obligations contractées à leur égard. Que leur avait- on, en effet, promis en échange de leur acceptation des cinq points de réformes? D’exercer sur les insurgés une pression morale dans le sens de la pacification, ni plus ni moins. Or, la Russie et l’Autriche avaient tenu cette promesse dans une large mesure. Une neutralité rigoureuse avait été établie sur la frontière austro-turque, un armistice avait pu être conclu; des insurgés, jusqu’ici irréconciliables et d’ailleurs exaltés par de récens (sic!) succès avaient été amenés à faire acte de soumission, au moins en principe, — tout cela grâce à l’intervention des deux Puis­ sances.
Et qu’avait fait à son tour la Porte? Son adhésion n’avait été jusqu’ ici que purement théorique. Il n’y avait pour les réfugiés ni argent ni pain. Server Pacha avait fait accroire au Sultan que l’insurrection n’exi­ stait pas, n’avait jamais existé, et que les réformes Lui avaient été gra­ tuitement arrachées par une intrigue européenne. Sous l’influence de cette délation, la Porte s’était croisé les bras en se remettant à l'Autriche et à ses alliés du soin de pacifier les sujets ottomans et de remplir en quelque sorte un rôle de gendarmes au profit des Turcs. Voilà, ajoutai-je, ce qu’à Votre place je dirais à Aarifi Pacha s’il s’avisait de venir Vous rappeler Vos engagemens et, loin de rougir devant lui, c’est lui, au cont­ raire qui devrait vous quitter l’oreille basse et la face voilée.
Le Comte Andrâssy admit que les Turcs jusqu’ici n’avaient adhéré aux réformes qu’en théorie, mais il fit observer qu’il n’en pouvait être autrement. Comment ces réformes auraient-elles pu être appliquées avant un commencement de pacification? Les insurgés n’avaient même pas voulu traiter avec Achmed Moukhtar Pacha et la suspension d'hostilités ne tenait plus qu’à un fil. Les Turcs, il fallait l'avouer, avaient fait leur possible pour subvenir aux premiers besoins. Les Commissaires ne man­ quaient pas entièrement d’argent et des provisions de bouche avaient également été préparées. Mais comment reconstruire les maisons si, les familles ne rentrant pas, on manquait de bras pour utiliser les matériaux ménagés à cet effet? Que les réfugiés regagnent leurs foyers et ce sera alors aux Puissances de faire traduire la théorie de l’adhésion turque en réalité.
Je demandai à mon tour au Ministre des Affaires Etrangères si, dans l’impossibilité où il s'était déclaré lui-même d’assumer devant les
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