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 elles, lors même qu’on leur abandonnerait toute la masse des libertés auxquelles elles aspiraient, elles ne sauraient s’entendre et finiraient par se tourner les unes contre les autres. Il n’y avait de commun entre elles que la haine du Turc et, pour ne citer qu’un exemple, les Croates comme! peuple, ne demanderaient pas mieux que de se ruer sur les Serbes, — mais si ces derniers les conviaient à courir sus aux Turcs, ils n’hésiteraient pas à faire cause commune. Là était le danger. Si, de ce chef, devaient surgir des complications de nature à réagir sur le repos intérieur de l’Autriche-Hongrie, il s’agirait pour celle-ci de veiller à sa propre sécurité, car, ajouta-t-il, s'il est vrai que la Monarchie ne veut rien pour elle, que ce qu’elle possède lui suffit, il est tout aussi vrai qu’elle n'a plus rien à perdre.«
Le Ministre m’assura qu’il avait l’espoir que les choses n’en vien­ draient pas là, mais qur le meilleur moyen d’en conjurer le péril était de travailler avec énergie à l’oeuvre de pacification.
Ces paroles, un écho de celles que le Comte Andrâssy m’avait déjà fait entendre en automne dernier, confirment les appréciations qu’à plusieurs reprises j’ai eu l’honneur de soumettre à Votre Altesse dans mes récens (sic!) rapports.
Sans creuser plus avant dans les intentions futures et probable­ ment très peu arrêtées encore de mon interlocuteur, je lui fis observer, en me référant à la phrase soulignée plus haut, qu’il me semblait impos­ sible que le Gouvernement Serbe, quelque audacieuses que puissent être ses aspirations, pût songer à un démembrement de la Monarchie austro- hongroise, mais que je voyais le danger ailleurs. Les groupes nationaux de l’Autriche elle-même, s’appuyant sur de puissantes sympathies mili­ taires et ayant derrière eux des millions de Slaves, aspiraient à des annexions, et comme ils savaient que l’opinion publique et la presse de Russie se prononçaient avec force contre une pareille éventualité, l’oc­ casion leur était bien venue pour créer de ce fait des difficultés entre nous et le Gouvernement dualiste de l’Autriche-Hongrie.
Le Comte Andrâssy ne le nia pas et me fit même des confidences curieuses à ce sujet. Il me dit que les groupes croate et serbe qui avaient pour inspirateurs l’Evêque Strossmayr et Miletics, également connus pour leur courte vue politique comme pour l’insolence de leur attitude (le premier en avait donné des preuves pendant son séjour à Rome) rê­ vaient, en effet, une grande formation slave méridionale, peu importe qu’elle se fit au moyen d'une annexion à la Monarchie ou par son dé­ membrement. Les convoitises les plus ardentes se portaient sur le som­ met du triangle, sur cette fraction du territoire ottoman qui portait le nom de Croatie turque et dont la disjonction d’avec le Royaume triuni- taire était considérée, dans ce parti, comme une injustice ou un oubli impardonnable de la diplomatie.
Les Slaves du littoral Adriatique n’étaient pas non plus étrangers aux idées d’annexion. Lorsque le Baron de Rodich avait été mandé à Vienne pour y recevoir de nouvelles instructions, l’Empereur François- Joseph, en lui ordonnant de modifier son attitude, s’était borné à exiger de lui une stricte obéissance. Mais le Comte Andrâssy avait, de l’aveu de Sa Majesté, sondé les vues politiques du Statthalter et celui-ci avait fini par lui avouer sa sympathie pour l’agrandissement territorial de la
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