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et comme un moyen de reprendre haleine et de ranimer les affaires. Les Serbes eux-mêmes n’avaient pas de raison de se plaindre, car il leur serait plus facile de faire reprendre à leurs milices les opérations mili taires au printemps qu’aux Turcs de renvoyer sur le théâtre de la guerre leurs soldats de la Syrie et les auxiliares de l’Egypte après qu’ils seraient rentrés dans leurs foyers avant l’hiver.
Je répondis au Ministre qu’il y avait un »contre« à opposer à chacun de ses »pour«, Pour ne parler que de son dernier argument, il pourrait être valable s’il était avéré que la Porte voulût renvoyer ses hordes asia tiques dans leurs pays respectifs; mais le ferait-elle? N’était-ce pas plutôt son intention de les concentrer momentanément dans les mêmes cantonnements d’hiver à une certaine distance de la frontière de la Serbie sur lesquels elle les avait déjà repliées il y a un an pour les soustraire aux rigueurs de la mauvaise saison? Au surplus les Serbes avaient déjà tranché la question en déclinant le projet turc et cette fois ils étaient incontestablement dans leur droit. Ils ne demandaient, après tout, que ce que l’Angleterre elle-même et avec elle toutes les autres Puissances avaient exigé à Constantinople.
A cette occasion, je rappelai à mon interlocuteur qu’il avait tou jours considéré la demande d'armistice comme une question à la fois d’humanité et de dignité. Si la première était sauve avec les six mois de trêve proposés par la Porte, la seconde ne subirait-elle pas une cer taine atteinte de la substitution des mois à autant de semaines, substitu tion qui, n'étant au fond qu’un contre-projet du Gouvernement turc, im pliquait par cela même un rejet déguisé de celui dont les Cabinets s’é taient faits les promoteurs. Il était donc permis de ne pas y voir avec le Comte Andrâssy une simple question de formes. A la rigueur nous pour rions encore nous tenir pour satisfaits de l’expédient de la Porte parce qu’il se rapprochait de notre propre combinaison primitive et en dé montrait la justesse; mais le Cabinet de Vienne qui, dès le début, avait soutenu l’amendement anglais concernant une suspension d’armes d’une plus courte durée, — qui dans son aide-mémoire transmis à Livadia avait même fait ressortir les dangers d’un armistice trop prolongé, — pou vait-il convenablement changer d’opinion au gré du Gouvernement Turc?
Le Ministre n’essaya pas de nier la justesse de ce raisonnement, sinon pour la dignité au moins pour la conséquence de ses décisions. Il m’avoua que l'appréciation émise dans son aide-mémoire ne laissait pas que de le gêner un peu, mais il fit valoir en revanche que la situation s’était modifiée aux approches de l’hiver et surtout qu’un rejet absolu de l’armistice de six mois laisserait à découvert sa position de Ministre responsable. Il lui fallait, sous peine de se voir débordé et de ne plus rester maître de la situation intérieure, éviter soigneusement vis-à-vis des Parlements et du monde financier tout ce qui pouvait lui donner le semblant d’avoir entravé de propos délibéré le retour de la paix. Cette marche de prudence lui était indiquée en vue même d'une action future.
Or, celle-ci ne serait nullement préjugée par un consentement de l’Autriche au projet turc d'armistice. Les Serbes et les Monténégrins n’avaient qu'à le refuser et le Cabinet de Vienne n’exercerait, pas plus que le nôtre, une pression sur eux pour les y faire adhérer. Nous pour rions même, si nous le voulions, leur donner des conseils contraires. Les propositions de la Porte se trouveraient alors annulés de fait.
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