'EXPÉDITION résolue, on concentra le plus de forces possibles à Bône et au cap de Dréan. Lorsque les préparatifs furent assez avancés, le maréchal prévint son état-major du jour du départ. La veille, je passai la soirée au palais du gouvernement, et la maréchale, d'un air un peu soucieux, me recommanda la santé du maréchal, qu'il négligeait trop, disait-elle. Je lui répondis en riant qu'elle pouvait compter sur mon dévouement ; que j'espérais bien revenir avec le maréchal, sain et sauf, et victorieusement, de cette expédition.

Le lendemain, nous nous embarquâmes sur le Phare, bateau à vapeur tout neuf et le meilleur marcheur de cette époque. A dix heures, le bateau leva l'ancre, tira les trois coups de canon d'adieu et glissa rapidement sur le cap Matifoux : la mer était presque calme et nous faisait espérer une heureuse traversée. Cette quiétude fut de courte durée. Vers les six heures, d'épais nuages inquiétants parurent à l'horizon qui, au dire des marins, présageaient un orage. Peu à peu ils s'élargirent, montèrent et éclipsant le soleil, répandirent dans l'atmosphère une lueur sombre et sinistre. Le capitaine, prévoyant une trombe de mauvaise augure, fit carguer les voiles et forcer la vapeur avec l'espoir de nous mettre à l'abri dans le port de Bougie, distant de quelques lieues seulement. L'orage marcha plus vite et nous eût bientôt couvert de son voile noir. Les éclairs sillonnaient la nue en tous sens, les éclats du tonnerre devenaient plus tonnants à mesure qu'ils se rapprochaient, et étaient les précurseurs d'une grande bourrasque. Une immense rafale arrivant tout-à-coup, donna une forte inclinaison au navire qui renversa plusieurs d'entre nous. Les vingt chevaux qui étaient sur le pont trépignaient et avaient beaucoup de mal à garder l'équilibre. Le vent et la pluie augmentant, obligèrent à fermer toutes les écoutilles ; le navire, ballotté comme une coquille de noix, tournant comme un ton-ton, ordre fut donné à tous les passagers de descendre et de rester dans leurs cabines. Les éclairs, la pluie, le vent, l'orage, le piétinement incessant des chevaux formaient un concert infernal. Ceux qui n'ont jamais navigué ne peuvent se faire une idée des émotions qu'on éprouve dans ce réduit à deux mètres au-dessous de l'eau, ballotté comme sur une balançoire. Comment trouver un instant de repos au milieu des cris incessants et sinistres des marins, auxquels s'ajoutait le sifflement plaintif que produisait le vent en franchissant les fissures multipliées des cordages ? Les vagues déferlaient avec une telle fureur, contre le bâtiment, qu'on aurait dit des béliers cyclopéens frappant pour le démolir ; le roulis atteignait les dernières limites de l'équilibre ; on avait peine à croire que le navire put se redresser. De temps en temps la voix de l'officier de quart nous arrivait au milieu de ce tumulte comme un glas sinistre. Toute la nuit se passa dans ces angoisses. Un moment de calme commençait à nous rassurer, lorsqu'un incident effrayant éclata au milieu d'un éclair d'une telle intensité qu'il pénétra dans la cabine malgré l'épaisseur des hublots. Nous craignîmes un incendie ; au bruit strident qu'il produisit, nous crûmes à l'écartèlement du navire ; les chevaux piétinaient à défoncer le pont. Je crois que, dans ce moment, chaque passager fit tacitement ses adieux à ses parents et amis; pour moi, c'est ce que je fis bien fermement. Enfin l'orage se calma ; la mer devint un peu moins houleuse, le capitaine fit faire une ronde et annoncer aux passagers que tout danger était passé. A cette heureuse nouvelle, les poitrines se dilatèrent, le calme revint ; et, malgré les secousses violentes qui venaient de nous émouvoir, nous pûmes enfin saisir un peu de sommeil.

A peine le jour venu, je fus sur le pont et j'appris que le gros événement de la nuit avait été produit par la chute de la foudre à bord du bâtiment. L'étincelle avait glissé par le mât de beaupré sur le pont, traversé les jambes des chevaux, et, sortant par un sabord, était tombée dans l'eau. Elle n'avait heureusement produit d'autres dégâts qu'un câble brûlé et la corne de deux pieds d'un cheval fortement calcinée. Le capitaine, qui était, je crois, M. Lugeol, jeune, nous dit que la fermeture des écoutilles avait préservé le bâtiment d'un incendie grave et nous d'un danger sérieux. Au jour, la mer était encore si mauvaise, qu'une frégate à voiles, qui naviguait à quelques kilomètres seulement de nous, ne put jamais nous laisser voir son bastingage. Quand elle était au haut d'une vague, nous étions au bas. Ce mouvement de balançoire faisait rager M. Lugeol qui ne put jamais distinguer la nationalité de ce bâtiment.

L'état de la mer engagea le capitaine à remettre le cap sur Bougie et d'aller y attendre que le calme fut rétabli.
Chose curieuse, malgré les secousses du bâtiment et le mauvais état de la mer, il y eût peu de personnes malades. Le confrère du bord me disait qu'il fallait l'attribuer à la forte émotion ou plutôt commotion morale que les passagers avaient éprouvées avant et pendant toute la durée de l'orage. Le mal de mer est, ajouta-t-il, un phénomène purement nerveux siégeant au centre épigastrique. La peur, arrivée à un certain degré, déplace le siège de la sensation ; et, le transportant dans les régions cardiaques et céphaliques, fait cesser les phénomènes gastriques et disparaître les nausées, etc.

Nous passâmes agréablement la journée à Bougie avec des camarades qui nous y firent bon accueil et nous guidèrent dans quelques excursions, entre autres celle du pic du fameux Gourahïa, renommé par sa hauteur, son acuité et par les singes qui habitent en grand nombre la base de la montagne du côté de la mer.

En leur jetant du pain, ils arrivaient en troupeaux et rien de plus amusant que de les voir s'en disputer les morceaux. Celui qui en avait saisi un se sauvait et montait sur un arbre où il était poursuivi par deux ou trois camarades où la proie lui était disputée et souvent enlevée ; alors c'était des querelles, des batailles très sérieuses et très amusantes à voir en plein air. Le singe qui avait été le plus favorisé ne manquait pas de vous témoigner, si ses camarades lui en donnaient le temps, sa reconnaissance en vous envoyant forces grimaces payant ainsi votre générosité en vraie monnaie de sa race. Les soldats du poste les ayant habitués à partager leur pitance, les singes arrivaient à l'heure des repas et attendaient, perchés sur les arbres plus proches, l'heure de la distribution; aussitôt qu'on faisait semblant de lancer quelque chose, il était curieux de les voir descendre en glissant ou sauter à terre et venir se placer en rang de bataille comme des mendiants, en face de la personne et attendre avec patience la part désirée, presque toujours donnée.