OUS reprenons la mer à sept heures du soir. Le lendemain, 10 novembre, à huit heures du matin, nous débarquions à Bône.
A peine débarqués, je reçois l'ordre d'aller rejoindre, au camp de Dréan, à quatre heures, la brigade d'avant-garde, commandée par le général de Rigny et y prendre la direction du service de santé de l'ambulance. J'y trouvai les deux sous-aides sous mes ordres MM. Abeille et Compagnon. Le lendemain, la première brigade se mit en marche; à peine en route, je fus étonné du peu de ressources que nous avions pour parer aux besoins du service. Huit mulets à cacolets et huit brancards : total vingt-quatre places. J'en fis aussitôt l'observation à l'aide-de-camp du général qui me répondit que, ne devant pas se battre, ces moyens seraient suffisants. Puis les arabes n'ayant pas fourni le contingent des mulets que Yousouf avait fait espérer, on n'avait pu accorder que ce nombre à l'ambulance. Le temps était beau, et faisait prévoir une heureuse campagne. Nous bivouaquâmes à Bou-Heutra et le lendemain à Nechméya, pays très pittoresque couvert de ruines romaines où il m'est arrivé un incident qui aurait pu avoir des conséquences graves; l'armée n'avait pas, comme à présent, des moyens de campement pour se préserver du mauvais temps. Officiers et soldats couchaient sur la terre et avaient pour couvertures le manteau et le ciel bleu étoilé, quand il était bleu, ce qui ne nous arriva pas souvent durant cette expédition. En arrivant à ce camp, j'installai mon bivouac entre deux cantines sur un sol aussi égal que possible et gazonné. Une fois couché, je sentis une saillie qui me rentrait dans le dos. Après m'être tourné et retourné plusieurs fois sans pouvoir l'éviter, j'eus l'idée de la faire disparaître. Mais n'ayant pas le courage de me lever je grattai le sol avec ma main et mis bientôt à découvert une pierre volumineuse. Continuant à fouiller tout autour, je finis par l'ébranler et, enfin, par l'enlever. Le vide que fit le trou ressemblait à un coussin moelleux que je venais d'ajouter à ma couche. Je me trouvai aussitôt si à mon aise que je dormis jusqu'à la diane sans me réveiller. Étant levé je fut curieux de voir le résultat de mon œuvre nocturne et je vis un trou de quinze centimètres carrés et dix de profondeur.
Un de mes camarades me fit remarquer cinq ou six points noirs dans le fond. C'était six scorpions noirs, de la plus mauvaise espèce, dont les piqûres sont excessivement venimeuses. Ils avaient été engourdis par le calorique qui se dégageait de mon corps et n'avaient pu ainsi songer à mal faire. J'aurais bien voulu les envoyer à notre chirurgien en chef, M. Guyon, très avide de toutes les bêtes venimeuses : ne pouvant faire profiter la science de cette trouvaille, je me vengeai du mal qu'elles auraient pu me faire et les empêcher d'en faire à d'autres, en les sacrifiant sur place.
Le 12, partis à six heures du matin, nous atteignîmes à huit heures le col de la montagne de Mouelfa, d'où en regardant du côté de Bône, on jouit d'une vue splendide et très étendue; après avoir traversé le territoire de Beni-Fauchal, nous arrivâmes aux bains romains de Hamman el Berdaa. On y remarque une grande piscine circulaire assez bien conservée, remplie d'une eau claire, se renouvelant sans cesse, d'une température de 26 à 27° centigrade et ombragée par un groupe d'arbres de tamaris, de laurier-roses et quelques orangers. Les romains qui se connaissaient en confortable, avaient bien choisi ce site ont nous aurions désiré passer quelques instants, dans la piscine. Pendant que nous admirions ces ruines, tambours, clairons et trompettes signalèrent la marche. Nous traversâmes bientôt la Seybouse et à une heure nous entrâmes dans les murs de Guelma. Je dis nous entrâmes, car la vieille enceinte est encore bien conservée; on ne peut pénétrer dans l'intérieur que par les anciennes portes et quelques brèches que le temps y a produites.
Le 13, temps beau jusqu'à midi; mais à une heure, un orage diluvien se déchaîna et inonda le bivouac d'une affreuse manière. Nous étions dans un vrai lac : on avait de la peine à trouver un point où mettre les pieds hors de l'eau. La pluie, continuant toute la nuit, rendit l'installation impossible et très pénible. Ceux, en haut du camp, purent trouver un sol plus hospitalier ; la nuit fut horriblement fatigante pour tout le monde.
Le 14 le temps s'étant amélioré nous en profitâmes pour visiter les ruines et faire le tour de cette cité qu'on dit être l'ancienne Calama. Ces ruines encore très imposantes, se composent d'une vaste enceinte flanquée de plusieurs tours carrées dont une grande partie est encore debout. Près des murailles est une source d'eau très claire donnant naissance à l'Oued-el-Deheb. Nous y remarquons aussi les restes d'un théâtre et des colonnes ayant appartenu à un temple quelconque et plusieurs inscriptions.
Le Bey Yousouf était arrivé la veille à Guelma avec tout son goum ; il avait établi son campement à la partie supérieure du camp où les ruines, mieux conservées, pouvaient offrir quelque abri.
Le 15, le maréchal et le duc de Nemours arrivèrent à Guelma : le corps d'armée bivouaqua de l'autre côté de la Seybouse. Le maréchal, après avoir visité notre camp et poussé une reconnaissance sur la route que nous devions suivre, laissa ses ordres de départ pour le lendemain.
Le 16, au matin, le colonel Corbin, commandant le 17e léger, faisant fonction de chef d'état-major d'avant-garde, vint me dire de me préparer au départ. Je lui fis observer que nous avions à l'ambulance 85 malades et seulement des moyens de transport pour vingt-quatre hommes ; si nous disposions ainsi de nos moyens en partant, comment ferions-nous pour les besoins qui ne manqueront pas de se produire ? Le colonel, tout étonné, me dit de l'accompagner chez le général de Rigny à qui il communiqua en ma présence, ces observations. Ce général, très surpris, courut aussitôt à l'état-major et en revint en me disant que le maréchal désirait qu'on emmenât les malades ; qu'ils seraient mieux soignés à Constantine. Mais ne pouvant les transporter tous, force fut de les laisser à Guelma, avec pas mal de munitions et un bataillon pour les garder, sous les ordres du commandant et mon ami Filipi.
Nous nous mîmes en route, précédant le corps d'armée et nous-mêmes devancés par Yousouf qui tenait l'extrême avant-garde déployant ses bannières aux couleurs variées et sa musique s'en donnant du matin au soir. A midi, nous fîmes une longue halte à Medjez-Amar où se produisit un incident très pittoresque.
Jusqu'ici le pays est boisé et procurait facilement du bois pour le besoin de l'armée. Mais là, on apprit au maréchal que depuis ce bivouac jusqu'à Constantine, le sol, complètement nu et dépourvu entièrement de tout élément combustible il serait prudent d'en emporter autant que cela se pourrait. Après maintes réflexions, voici ce qu'on fit. Chaque homme eut ordre de faire un petit fagot qu'il attacherait au-dessus de son havresac déjà garni de la couverture; puis de cueillir une branche aussi droite que possible et longue de deux mètres, de l'émonder, et de ne garder que la hampe.
Cette opération dura quelque temps et retarda d'autant le départ; lorsque tout fut prêt on se remit en marche. L'armée présenta alors un aspect tout à fait original. Chaque bâton dépassant les hommes de 40 centimètres l'armée semblait composée de vrais pèlerins; encore au moins si la gourde y avait été attachée et pleine, elle aurait donné du courage à nos pauvres soldats qui faisaient déjà peine à voir ; chargés comme de vrais baudets et marchant sur un sol où on enfonçait jusqu'à la cheville. C'était pourtant une bien sage et prévoyante mesure ; on avait calculé qu'en employant ce bois, selon le rationnement qui en avait été fait, d'avance, il pourrait facilement suffire aux premiers besoins de l'armée, jusqu'à Constantine. L'ensemble de ces travaux donnèrent une grande animation au campement. Nous apprîmes, le soir seulement, que le retard apporté dans le départ du matin et dans la marche de corps d'armée provenait de ce que cent mulets du transport chargés de provisions avaient disparu pendant la nuit; heureusement sans leurs chargement et que les arabes qui avaient promis et s'étaient même engagés à en emmener un nombre d'autres, avaient fait complètement défaut. Ce désappointement, fort sérieux, jeta une certaine inquiétude et du doute sur l'état moral des populations indigènes à notre égard. Le bey Yousouf interrogé sur cet incident fâcheux donna toujours les mêmes assurances. Jusqu'alors l'absence de toute apparition d'arabes lui donnait, il est vrai, une apparence de raison. L'artillerie, par suite de cette réduction de moyens de transport, dut laisser cent cinquante mille cartouches et quantité d'autres munitions qui furent déposées aux ruines de Guelma et confiées à la garde du bataillon et des cent cinquante à deux cents éclopés afin de renforcer cette piètre garde, ordre fut envoyé au bataillon du 59e qu'on avait laissé à Bône, d'aller à Guelma.
Le 17, l'armée se mit en marche à huit heures seulement, à cause des travaux que nécessita le passage de la Seybouse, dont les berges, un peu abruptes, avaient été endommagées par des éboulements que la pluie y assit produits. Heureusement le temps était beau ; mais le sol, détrempé par le mauvais temps, était glissant et fatiguait beaucoup hommes et chevaux. Nous nous trouvâmes bientôt en face du Raz-el-Arba, montagne levée dont la crête se montrait à nous depuis deux jours ; y ayant aperçu quelques Arabes qui s'y dessinaient en silhouettes, le maréchal envoya une reconnaissance pour sonder le terrain et les intentions de ces indigènes. Bientôt le Bey Yousouf, qui suivait une autre route, apparut sur la montagne avec son goum, bannières et oriflammes déployées et toujours, au son des tams-tams et des iou-iou. Les Arabes se dispersèrent tranquillement, sans avoir communiqué avec Yousouf. Cette abstention n'était pas de bon augure. On nous dit qu'ils n'étaient venus que pour nous voir et entendre la musique du nouveau Bey. On fit une halte assez longue à côté des ruines bien conservées de l'ancienne anouna des Romains ; le glissement du sol rendit cette montée bien fatigante. A trois heures, nous étions sur la crête qui nous avait donné quelques émotions. Un fait curieux et rassurant, bien fait pour continuer les illusions que Yousouf avait répandues et entretenait dans l'esprit de l'armée et surtout du maréchal : c'est que depuis notre départ de Bône, les Arabes n'avaient pas quitté leurs douars et les troupeaux paissaient tranquillement à côté de nous. On comprend que l'armée se garda bien d'abuser de cette confiance vraie ou apparente que les Arabes nous donnaient ou feignaient de nous donner. Les plus incrédules, car il y en avait, frappés de ce spectacle, devinrent les plus convaincus et des éloges sortaient de toutes les bouches à l'adresse de Yousouf.
De cette crête, on a deux points de vue bien différents; du côté d'où nous venions, le pays est escarpé, accidenté et boisé ; mais du côté où nous devions continuer à marcher, c'était une plaine à perte de vue, légèrement mamelonnée et ne présentant aucune trace de végétation. Pas un arbre, pas une plante ne troublaient la monotonie harmonieuse du sol grisâtre mais sillonné presque partout par la charrue. A voir cette nature de la terre, on devinait facilement que nous étions dans une contrée fertile en céréales ; qui sous les Romains, lui avait mérité le nom de grenier d'abondance de Rome.
Le 18 novembre, la montée du Ras-el-Arba étant très-difficile pour les voitures, il fallut travailler à adoucir les aspérités du sol. Le départ n'eut lieu qu'à deux heures seulement ; le ciel se couvrait et faisait craindre un changement de temps. Après une descente d'une heure et demie environ, nous traversâmes le joli et petit ruisseau de l'Oued-Zenati, bordé de lauriers roses et de tamaris. Tout à coup quelques coups de fusils tirés à une grande distance impressionnèrent mal nos oreilles. On les attribua à quelques maraudeurs que le goum de Yousouf aurait provoqués. Nous passâmes bientôt et à peu de distance du fameux marabout du Santon, un des plus vénérés de la régence. C'est là que nous campâmes. Mais bientôt le ciel s'obscurcit ; un vent glacial se leva et fut suivi d'une pluie froide, serrée, mêlée de temps en temps de vrais glaçons. C'est ici que commencèrent les misères qui affaiblirent un peu les illusions des optimistes. Le campement fut très froid. L'armée se remit en marche de bonne heure, tout le monde était impatient de quitter ce bivouac de boue, d'eau glacée. Les approches de Constantine et l'accueil qui nous y attendait ranimaient notre courage et aidaient l'armée à supporter ces intempéries qui n'étaient, hélas ! qu'à leur début. Les chemins ou mieux les sentiers sinueux, tantôt rocailleux et plus souvent boueux, à peine praticables pour les piétons, devenaient très difficiles pour les chevaux et impraticables pour les voitures. A tout instant il fallait s'arrêter et attendre l'arrivée de l'artillerie et des trains des équipages. Puis on était si mal renseigné qu'on faisait à tout instant fausse route ; et cela par une pluie froide et continue. Les troupes de Yousouf étaient campées un peu plus loin auprès d'un douar considérable du nom de Bou-Aoun, où elles trouvèrent du bois et autres ressources. Si nous avions eu moins de confiance aux Arabes et prévu ce qui nous attendait, on aurait pu prélever quelques autres provisions qui auraient été les bienvenues. Mais nous marchions d'illusions en illusions et nous devions, sous peu, en avoir un exemple bien comique, qui, malgré l'état de misère où nous allions nous trouver, nous fit pourtant bien rire. Enfin cabotant par ci, cahotant par là, glissant d'un côté, trébuchant de l'autre, mais toujours immergés d'importance, à chaque crête que nous attaquions, on cherchait à voir Constantine, cette terre promise qui nous réservait tant de compensations agréables. Mais nous avions beau regarder, rien n'apparaissait encore. Au moins si, comme dans Barbe-Bleue, nous avions pu dire comme sœur Anne, nous ne voyons que les prés qui verdoient et la terre qui poudroit. Ici on ne pouvait voir que de l'eau et de la boue et toujours de la boue. Puis la pluie tombait si épaisse qu'elle empêchait de voir même à une faible distance.
Le jour tirait à sa fin quand on parvint au lieu nommé Soma ou Summa, dont le nom véritable pour rait bien être Cemâa (le Minaret). C'est un plateau très dominant et de quelque étendue, où s'élèvent les ruines d'un édifice antique attribué à Constantin. Ce monument solitaire est composé d'un dé de puissante dimension ; au-dessus et à chaque angle se tiennent encore debout quatre pilastres que surmontait probablement une pyramide quadrilatère. Les faces de ces piliers offrent un enfoncement de la forme d'un disque où s'encadraient sans doute des médaillons, des emblèmes que le temps a détruits. Le choix du lieu, d'un aspect sévère, est digne du monument, dont l'effet est grave et imposant. Quels souvenirs rappelle-t-il ? Sont-ce là les vestiges de la victoire ou des débris funéraires ? Les vigoureuses aigles romaines ont-elles ici battu des ailes et poussé le cri de triomphe ? ont-elle pleuré en ce lieu ?... J'inclinerais vers cette dernière pensée ; mais peut-être, en jugeant ainsi, j'obéis aux impressions douloureuses que j'ai ressenties dans ce sinistre bivouac et qui ont jeté leur lugubre crêpe sur ce que j'y contemplais.
Les premières troupes de l'avant-garde parvinrent à Summa, ou Cemâa, un peu avant la chute du jour, et purent, entre deux ondées, apercevoir Constantine à trois petites lieues de distance. Le gros de l'armée n'arriva au même point qu'à la nuit tombante et par un redoublement de vent, de pluie furieuse et de neige épaisse, qui ne permit pas d'établir le bivouac avec régularité ; les corps bivouaquèrent où ils s'étaient arrêtés d'eux-mêmes.