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l'après-midi du 6, le directeur du Génie avait
déterminé l'emplacement de trois batteries sur
le flanc du Mansoura. L'une, à mi-côte, au-dessus
du Rocher des Martyrs, destinée à prendre à
revers, et à enfiler les batteries du front Ouest de
la place ; elle devait être armée d'une pièce
de 24, de deux de 16 et de deux obusiers de 6 ; on l'appela
: « Batterie du Roi. »
La
seconde et la troisième, placées sur le bord
du plateau supérieur, eurent pour objectif d'éteindre
le feu des pièces de la Kasba et d'El-Kantara ; une
devait avoir deux canons de 16 et deux obuiers de 8, et l'autre
trois mortiers de 8.
Les hommes commencèrent les plates-formes,
et y travaillèrent durant toute la nuit du 6 au 7,
sous une pluie battante. Ils achevèrent les deux dernières
; mais celle du Roi ne fut terminée que l'après-midi
du 7, vers quatre heures.
On
choisit aussi l'emplacement de deux batteries au Koudiat,
une d'obusiers, et l'autre destinée à être
armée de grosses pièces, pour battre en brèche
; elles étaient situées toutes deux sur le versant
oriental, en avant et à droite de la Pyramide, élevée,
depuis, à la mémoire du général
Damrémont.
Les travaux en furent commencés dans
la soirée du 6 ; mais le temps fut tellement mauvais
durant la nuit, qu'il fallut les suspendre.
Le
commandement général du siège avait été
confié au duc de Nemours. Le 7 au matin, les travaux
reprirent sur tous les points; mais bientôt, des attaques
furent tentées de divers côtés par les
indigènes de la ville et de l'extérieur. Elles
furent partout repoussées. L'une d'elles, cependant,
exécutée avec audace contre le Koudiat, nécessita
une barge à la baïonnette, opérée
parle 26e. Le capitaine Béraud fut tué dans
cette affaire. Pendant le reste du jour, les assiégés
se bornèrent à entretenir e canonnade nourrie
de toutes leurs batteries.
La journée du 8 fut employée à l'achèvement
et l'armement des batteries, malgré une pluie mélangée
de neige qui ne cessa de tomber et se prolongea toute la nuit
suivante, trempant et glaçant les travailleurs, entraînant
les remblais et rendant le transport des canons bien difficile.
Trois pièces destinées à la Batterie
du Roi, roulèrent en bas des pentes et ne furent relevées
que grâce aux efforts surhumains des Zouaves, sous le
feu de la place.
Le 9 au matin, les deux batteries supérieures
ouvrirent le feu sur celles d'El-Kantara et de la Kasba, et
y causèrent de grands dégâts ; vers midi
leurs pièces étaient à peu près
toutes démontées semblaient hors d'état
de servir. On lança-alors, sur divers points de la
ville, et dans la direction des batteries du front Ouest,
un grand nombre de bombes qui ne causèrent pas de grands
dégâts, en raison de la nature des constructions
indigènes dont la terre, les rondins et les roseaux
forment les principaux éléments.
Le général avait compté
sur l'effet moral du bombardement, pour amener les citadins
à composition, et il est certain que ceux-ci auraient
bien voulu se rendre ; mais il ignorait que. la défense
était aux mains d'étrangers, commandés
par de hommes énergiques, et que la population n'avait
pas voix au chapitre.
Dans cette même journée du
9, les assiégés, combinant une sortie avec un
mouvement offensif des goums, attaquèrent sur deux
points le camp du Mansoura. Les Arabes du dehors, n'y mirent,
pas beaucoup d'entrain ; quant aux gens de la ville, ils furent
également repoussés et poursuivis, la baïonnette
dans les reins, par les soldats du 2e Léger, jusque
sur le bord du ravin.
La persistance du mauvais temps apportait
aux assiégés un concours inespéré.
Trempés jusqu'aux os, écrasés par-la
fatigue et les veilles, insuffisamment nourris, n'ayant pas
même de bois pour faire du feu, les soldats étaient
sur le point de se laisser aller au découragement,
en se rappelant, malgré eux, les tristes scènes
de la campagne précédente. Les ambulances recevaient
sans cesse de nouveaux malades ; enfin, les chevaux eux-mêmes,
transis de froid et manquant de nourriture, commençaient
à crever. L'ouverture du feu produisit une heureuse
diversion à ces tristes pensées, et ranima le
courage de tous, par l'espoir d'une prochaine action décisive.
En somme, la canonnade de la journée
du 9, suivie de bombardement, avait prouvé, une fois
de plus, que le seul point vulnérable était
à Bab-el-Oued, et que tous les efforts devaient se
porter contre le front de l'Ouest. Le Gouverneur général
s'en rendit parfaitement compte ; mais il fallait transporter
les pièces des batteries du Mansoura au Koudiat, et
cela n'était pas facile. Au moyen de deux passerelles,
une sur le Bou-Merzoug et l'autre sur le Remel, au-dessus
de leur confluent, on avait bien fait passer sur la rive gauche
et hissé au Koudiat les canons les moins lourds, mais
comment y amener deux pièces de 4 et deux de 16 ?
Les officiers des armes spéciales
décidèrent qu'il n'y avait d'autre moyen que
d'établir un pont de chevalet au gué du Remel,
au-dessous du confluent, et ce travail fut rapidement exécuté.
En même temps, le général Rulhières
faisait occuper, par le 47e, les postes du Bardo et une maison
encore plus rapprochée de la ville. Dans la nuit du
9 au 10, tout fut terminé, c'est-à-dire qu'au
point du jour, les pièces étaient sur la rive
gauche; mais ce résultat n'avait été
obtenu qu'au prix des plus grandes peines. Il restait encore
à hisser l'artillerie sur le mamelon ; les assiégés
s'aperçurent alors de ce qui se passait et concentrèrent
tous leurs feux- dans cette direction. Rien ne put arrêter
le courage et le dévouement de nos braves soldats et,
après des efforts inouïs, toutes les pièces
furent conduites à leur place. Cette dangereuse opération
était terminée à 7 heures du matin.
Le général Damrémont
se rendit au Koudiat, dans la matinée du 10, pour tout
inspecter et prendre les dernières dispositions. La
batterie de brèche, déjà établie,
dite de Nemours, était à une distance de 450
mètres de la place; on en prépara trois autres
sur la pente du Koudiat faisant face à la ville, et,
enfin, on détermina un emplacement au sommet de la
montée du Bardo, dans la coupure qui se trouve à
l'extrémité du square Valée actuel, pour
établir, à 160 mètres de la muraille,
la batterie destinée à ouvrir définitivement
la brèche. Les batteries du Mansoura furent dégarnies
pour armer celles du Koudiat, et il ne resta que trois pièces
à la « Batterie du Roi ».
Vers
11 heures, les assiégés effectuèrent
une nouvelle sortie générale, contre les positions
du Koudiat; où ils voyaient se concentrer toutes les
forces et, en même temps, la face opposée était
attaquée avec fureur par les fantassins et les goums.
La situation fut un moment assez grave ; le duc de Nemours,
l'épée à la main, entraîna la Légion
étrangère contre les assaillants, tandis que,
d'un autre côté, le général Damrémont
se lançait dans la mêlée. Plus d'un brave
trouva la mort dans cette chaude affaire, notamment le capitaine
Morland ; d'autres officiers y furent blessés. Durant
le reste de la journée, les batteries de la place entretinrent
un feu incessant, et des attaques partielles furent exécutées,
sans plus de succès.
Le 11 au matin, la batterie de Nemours,
au Koudiat, était enfin armée ; la seconde fut
bientôt prête. A onze heures, on ouvrit le feu
; à deux heures, les mortiers étaient en place
; mais, avant d'entamer l'action décisive, le général
Damrémont voulut, une dernière fois, offrir
aux assiégés de traiter. Il fit rédiger
une proclamation adressée aux habitants, pour les engager
à réfléchir aux conséquences de
la prolongation de la lutte, aux sacrifices qu'elle routerait,
de part et d'autre, et aux horreurs inévitables pour
une ville prise d'assaut. Il les invitait, en conséquence,
à lui envoyer des gens sages pour traiter avec lui
de la reddition, promettant de faire preuve de la plus grande
modération et de garantir le respect absolu des personnes,
des propriétés et de la religion.
Il restait à faire parvenir le message.
Un jeune indigène du bataillon turc accepta la périlleuse
mission de le porter aux assiégés. Ayant fait
comprendre qu'il venait en parlementaire, ceux-ci le laissèrent
approcher, puis le hissèrent sur la muraille et ne
lui infligèrent aucune avanie. Mais on ne reçut
la réponse que le lendemain ; il n'est pas douteux
que- les assiégés trouvèrent, pendant
la nuit, le moyen de communiquer la proposition au Pacha et
de recevoir son avis. La lettre adressée au général
en chef, et qu'on dit avoir été dictée
par Ben Aïssa, contenait en substance ce qui suit «
Si vous manquez de poudre, nous vous en enverrons ; si vous
n'avez pas de biscuit, nous partagerons le nôtre avec
vous ; mais vous n'entrerez pas dans la ville, tant que nous
serons vivants, et vous n'en serez maîtres qu'après
nous avoir tués. »
Ayant pris connaissance de, cette fière
réponse, 1e général dit simplement :
"C'est bien ! Ils ont du cœur ; l'affaire n'en sera
que plus glorieuse pour nous !"
La canonnade de la journée du 11
avait démontré le, peu d'efficacité de
notre artillerie à longue distance ; les dégâts
étaient médiocres dans cette muraille de blocs
de calcaire bleu et, comme la quantité de munitions
était limitée, il fallait, sans retard, achever
et armer la batterie de brèche, à 160 mètres,
en dessous du square Valée actuel. On y travailla la
nuit suivante ; désignés pour ce service, les
Zouaves s'y employèrent avec leur ardeur habituelle,
sous le feu ininterrompu de la place. A six heures du matin,
tout était achevé et batterie armée.
Il fallait maintenant y transporter les
gargousses, en traversant un espace de près de 300
mètres, découvert et battu par les projectiles
ennemis. Deux cents soldats d'infanterie en furent chargés
; cheminaient d'abord à l'abri, portant leur gargousse,
puis arrivés à la zone dangereuse, prenaient
le pas gymnastique et atteignaient enfin la batterie, lorsque
les balles ou les boulets ne les avaient pas arrêtés.
Cette opération s'effectua rapidement et sans grandes
pertes.
Dans
la matinée du 12, le général Damrémont,
suivi de son État-major, se rendit au Koudiat, afin
de vérifier par lui-même la situation. Le groupe
mit pied à terre derrière l'épaulement
formé par le mamelon, au débouché de
notre rue Saint-Antoine, et s'avança, à pied,
au milieu d'une grêle de projectiles, malgré
les avertissements du général Rulhiéres,
jusqu'à la batterie Nemours. De là, il regardait
la ville avec sa longue vue, en faisant remarquer que les
assiégés avaient habilement réparé
les dégâts de la veille, lorsqu'un boulet, parti
d'une des batteries de Bab-el-Oued, frappa le pied du mamelon,
sur la gauche, et, en ricochant atteignit le général
en plein .corps.
Damrémont
était mort sur le coup ; on s'empressa autour de lui.
En se penchant pour voir si son chef respirait encore, le
général Perrégaux fut atteint d'une balle
qui lui traversa le nez et se logea dans le palais, affreuse
blessure, à laquelle il devait succomber quelques jours
plus tard. En même temps, le général Rulhiéres
était atteint à la joue et le duc de Nemours
avait sa capote traversée de plusieurs balles.
Accouru de la batterie de la brèche,
où il venait de prendre les dernières dispositions,
le général Valée fit éloigner
l'État-major de ce lieu funeste et emporter le cadavre
de Damrémont, dont la glorieuse carrière, commencée
sous l'empire, venait de se terminer par la mort du soldat.
Un conseil de guerre, aussitôt réuni,
décida que le commandement en chef revenait au général
Valée, comme plus ancien en grade. C'était homme
de 64 ans, déjà général de division
à la chute de Napoléon ; on le savait plein
de vigueur et d'énergie, et la stupeur causée
dans l'armée par la mort de son chef, fit place à
la confiance ; chacun n'eut plus qu'une pensée : le
venger dignement.
Les
batteries établies sur le front du Koudiat, face à
la ville, ouvrirent leur feu à neuf heures, s'attachant
à détruire les embrasures du rempart. La nouvelle
batterie de brèche, à 160 mètres, commença,
vers deux heures de l'après-midi, à battre le
rempart, déjà endommagé par le feu de
la batterie Nemours, durant la matinée, et ne tarda
pas à produire de grands effets. Enfin la "batterie
du Roi," sur la rive droite, prenant à revers
les ouvrages de la place, gêna considérablement
les défenseurs. Bientôt des écroulements
se produisirent et l'on vit, peu a peu, des pans de murs se
détacher, et s'abattre, en avant, avec un bruit sourd,
au milieu de nuages de poussière et de fumée.
Vers cinq heures du soir, l'Artillerie de la place était
démontée, ses logements détruits et la
brèche semblait praticable.