E
dernier acte de ce grand drame allait se jouer ; il y eut,
de part et d'autre, à la tombée de la nuit,
un instant de recueillement solennel ; puis, chacun se prépara
à bien faire son devoir.
El Hadj Ahmed, qui suivait avec anxiété
les progrès de la canonnade, et n'avait fait aucune
communication directe au commandant en chef, lui envoya, dans
la soirée, un parlementaire, porteur d'une lettre.
Il proposait de conclure la paix, à la condition que
le feu cessât pendant 24 heures, temps nécessaire
pour réunir une conférence et s'entendre sur
tous les points. Il ajoutait que le messager de la veille
était en sécurité à Constantine,
nouvelle preuve que, pendant la nuit, les assiégés
l'avaient mis au courant de sa démarche.
Le général Valée répondit
aussitôt que l'heure des pourparlers était passée
et qu'il ne restait aux assiégés qu'à
ouvrir immédiatement leurs portes, s'ils voulaient
qu'on leur appliquât le traitement promis par le message
de la veille ; mais qu'il n'interromprait pas une minute les
opérations et que, s'il était mis dans la nécessité
d'entrer par la brèche, ne répondait plus de
rien, les propositions antérieures étant nulles
et non avenues. Ici, on ne peut s'empêcher de se demander
si, le général Damrémont étant
vivant, il n'aurait pas, dans son humanité, accepté,
au moins en partie, les offres d'un adversaire aux abois,
cherchant à atténuer la victoire des français
et à enlever à nos soldats la récompense
de leurs efforts et de leur constance. L'énergie de
Valée évita le piège et conserva à
l'armée une de ses plus belles victoires, achetée,
il est vrai, par la mort de tant de braves gens.
Dans cette même journée du
12, il avait été facile se rendre compte que
les contingents du dehors considéraient la partie comme
perdue et ne se souciaient pas d'assister à la chute
de la ville. On les vit, en effet, cavaliers et fantassins,
lever successivement leur camp et reprendre le chemin de la
montagne.
A six heures du soir, le général
fit connaître à l'armée que l'assaut serait
donné le lendemain matin, et cette nouvelle fut accueillie
par des acclamations générales. Chacun y vit,
non seulement la revanche de l'échec de 1836, le couronnement
des efforts et de l'abnégation déployés,
mais aussi la fin de souffrances intolérables ; car
on manquait de tout devant Constantine. Bien que la pluie
eût cessé, la situation de ces malheureux, couchant
depuis tant de jours dans la boue, portant les vêtements
qu'ils avaient pris à Medjez-Ammar, à peine
nourris d'aliments détestables, était des plus
tristes. Le chevaux, auxquels nulle ration n'avait été
donnée depuis trois jours, tombaient d'épuisement
ou se jetaient sur tout ce qu'ils pouvaient atteindre. Enfin
les munitions d'artillerie étaient presque épuisées
Qu'aurait été une retraite dans ces conditions
? Il fallait, à tout prix, prendre la ville qu'on savait
remplie de vivres, et mieux valait tomber en combattant que
mourir de misère et d'épuisement.
Afin d'empêcher les assiégés
de réparer la brèche les canons chargés
à mitraille firent feu durant toute la nuit sur quiconque
s'y hasardait. Cependant les assiégés se préparaient
à lutter encore ; tandis que les uns construisaient
des barricades dans les rues des quartiers voisins, d'autres
entretenaient un feu de mousqueterie incessant par les ouvertures
donnant sur le rempart. A trois heures et demie d matin, les
capitaines Bontault, du Génie, et de Gardereins, des
Zouaves, allèrent reconnaître la brèche,
malgré les balles dirigées sur eux, et constatèrent
qu'elle était praticable. Ils revinrent, heureusement,
sains et saufs.
Pendant la nuit, on acheva l'organisation des colonnes d'assaut
qui furent composées comme suit :
Ière colonne, sous les ordres du lieutenant-colonel
de Lamoricière :
40 Sapeurs du Génie,
300 Zouaves,
2 Compagnies du 2e Léger ;
2e colonne, sous les ordres du colonel Combes :
80 Sapeurs du Génie,
Compagnie franche du 2e Bataillon d'Afrique,
100 hommes du 3e Bataillon d'Afrique, 300 id. de la Légion
étrangère,
300 id. du 47e de Ligne ;
3e colonne, sous les ordres du colonel Corbin :
2 bataillons composés de détachements pris,
en nombre égal, dans tous les régiments des
quatre brigades.
Le général Rulhières commandait en chef
l'assaut.
On voit que le commandement avait tenu à
faire participer chaque corps à la prise de Constantine,
et ce soin a quelque chose de touchant, qui indique, en outre,
l'union intime entre le chef et le soldat, des principaux
éléments du succès. Tous avaient participé
à la fatigue et aux dangers, tous devaient partager
la gloire.
Portant la responsabilité du grand
acte qui allait s'accomplir, le général Valée
fit venir, avant le jour, le commandant de la tête de
colonne d'assaut, Lamoricière, et tint à s'assurer
de ses sentiments dans ce moment suprême. L'histoire
nous a transmis la conclusion de ce dialogue qui peint bien
l'état d'esprit de l'armée assiégeante,
et que nous croyons exacte. Après lui avoir fait les
plus minutieuses, recommandations, le général
lui dit : « Enfin, en a tout état de cause, comptez-vous
pouvoir vous maintenir sur la brèche, jusqu'à
l'arrivée de la deuxième colonne ? »
- « Mon général, - répondit
Lamoricière, - les trois quarts seraient-ils tués,
serais-je tué moi-même, tant qu'il restera un
officier debout, la poignée d'hommes qui ne seront
pas tombés, pénètrera dans la ville et
saura s'y maintenir. »
- « En êtes-vous sûr,
colonel ? »
- « Oui! Mon général. »
- « Vous avez bien réfléchi à tout
! »
- « J'ai réfléchi, et -je réponds
de l'affaire sur ma tête. »
- « C'est bien, colonel ! Rappelez-vous et faite comprendre
à vos officiers que si, à dix heures, nous ne
sommes pas maîtres de la ville, à midi, nous
nous mettrons en retraite. »
- « Mon général, à dix heures,
nous serons maîtres de la ville, ou nous serons morts.
La retraite est impossible ; la première colonne, du
moins, n'en sera pas ! »
Avec de tels hommes, à ce point résolus,
sincèrement décidés, autant qu'ennemis
d'une vulgaire jactance, on ne pouvait douter du succès.
Quant aux assiégés, ou plutôt,
a ceux qui défendaient la ville, nous ignorons quels
étaient alors leurs discours ; mais leur conduite avait
été vaillante et ferme ; eux aussi étaient
prêts à faire leur devoir ; leur courage n'était
en rien ébranlé ; ils allaient le prouver en
se montrant Jusqu'à la fin, dignes de leurs adversaires.
Afin de pouvoir suivre nos soldats pénétrant
dans la ville, il est indispensable de rappeler, en quelques
mots, l'état du quartier avoisinant la brèche,
car il a été si profondément modifié
que sa physionomie actuelle ne saurait en donner aucune idée.
Disons tout d'abord que, ni la rue Nationale,
ni la place actuelle de la Brèche n'existaient. De
plus, l'enceinte était continue et le rempart se raccordait
avec l'angle du bastion qui existe encore au coin du Magasin
à orge.
Au bout du mur qui le prolonge vers la ville, s'ouvrait Bab-el-Djedid
(la porte neuve), à l'angle inférieur du bâtiment
occupé par le Trésor. De là, sortait
la voie -qui conduisait au Koudiat ; en entrant par cette
porte, on -trouvait, en face, le débouché d'une
ruelle, conservée par nous, sous le nom de : "rue
du Trésor", qui communiquait, par un détour,
avec notre rue Caraman, laquelle n'avait que cette issue à
droite, tandis qu'à gauche, la même, ruelle,
suivant à peu près notre rue Cahoreau et débouchait
en bas, dans le Souk. Devant Bab-el-Djedid, passait une rue,
montant d'un côté, par le tracé de notre
rue Basse-Damrémont, et descendant de l'autre pour
tomber dans le Souk, vers l'entrée de notre rue Hackett.
En contournant le rempart vers le sud, depuis
l'angle du bastion, d'où nous sommes partis, on trouvait
un ouvrage faisant saillie et s'avançant jusqu'au dessous
de l'entrée de notre square Valée. Derrière
le mur inférieur de cet ouvrage, en-dessous de l'angle
qu'il formait avec la muraille, s'ouvrait Bab-el-Oued (la
porte de la rivière), d'où partait un chemin
descendant au Remel.
Elle donnait, en ville, un peu au-dessus
de la façade de notre théâtre, dans une
rue bordée de boutiques, le Souk, où les commerçants
et les artisans étaient groupés par spécialités.
Le Souk se prolongeait, coupant la rue Nationale actuelle,
pour rejoindre ce qui en a été conservé,
en dessous de l'immeuble de Dar-et-Bey, sous le nom de rue
Rouaud, se continuant par la rue Combes.
Ainsi, toute la place de la Brèche
actuelle était pleine de constructions, traversées
par une seule rue partant du Souk (vers notre rue Hackett),
pour passer devant Bab-el-Djedid et monter à la Kasba.
La rue Caraman était bouchée par les maisons,
au-delà de la traversée de notre rue Cahoreau.
L'emplacement de notre théâtre
était occupé par une caserne à trois
étages, dite des Janissaires. Un peu au-delà,
une ruelle descendait, du Souk, au carrefour de Rahbet-el-Djemal
(la place des chameaux), d'où l'on atteignait, en remontant
un peu vers le nord, la rue tortueuse conservée par
nous, sous le nom de rue Béraud.
La première partie de notre rue Caraman,
donnait accès, sur la gauche, à la place du
Palais, beaucoup lus petite que maintenant. Elle passait dans
son trajet inférieur devant Dar-el-Bey, puis en dessous
de la mosquée dont nous avons fait la cathédrale,
et continuait par son tracé actuel pour atteindre Souk-el-Acer
(la place Négrier). La rue de France n'existait pas.
Des ruelles, descendant perpendiculairement, traversaient
cette voie et le Souk, et les reliaient aux quartiers supérieurs
et inférieurs.
Il faut donc supprimer, par la pensée,
toutes nos rues aboutissant maintenant sur la place, et se
rendre compte qu'une seule, celle des Souk, partant de Bab-el-Oued,
donnait accès au cœur de la ville, et une autre
aboutissant devant notre Trésor où elle bifurque,
conduisait dans la rue Caraman, vers la brèche, et
montait à la Kasba, à droite. Rappelons nous
encore que ces ruelles, jugées si étroites,
ont été élargies et, que leur alignement
si défectueux a subi déjà bien des rectifications.
Tel était-ce quartier en 1837, et
cette pénurie de voies d'accès devait créer
pour nos soldats une difficulté nouvelle et inattendue.
Les troupes, devant prendre part à
l'assaut, occupaient déjà, leurs positions,
le 13 au matin, lorsque le soleil se leva radieux, dans un
ciel sans nuages. La première colonne était
massée dans la place d'armes, à droite de la
batterie des brèche ; la seconde se prolongeait dans
la dépression qui suit l'ancienne route de Batna ;
la troisième, à sa suite, s'appuyait au Bardo.
Le duc de Nemours, commandant le siège,
était à la batterie, avec les généraux
Rohault de Fleury et Caraman. Le général en
chef s'y trouvait également, ainsi que le général
Perrégaux qui s'y était fait porter, malgré
sa blessure.
A
sept heures précises, le prince royal s'adressant au
commandant de la tête de colonne, lui dit : "Colonel
Lamoricière, quand vous voudrez ! Et, comme si, de
la place on comprend ce qui se passe à la tranchée,
une décharge générale accompagne ces
paroles.
Le colonel se dresse, de façon à
dominer ses braves Zouaves, qu'il regarde d'un air bien connu
d'eux, tire son sabre et crie d'une voix forte : « Vive
le Roi ! Zouaves à mon commandement !... En avant !
»
Aussitôt
ces soldats, électrisés, escaladent le parapet
et traversent l'espace qui les sépare de la brèche,
au milieu d'une grêle de projectiles. Arrivés
au pied de l'éboulement, ils grimpent sur cet amas
de décombres rempli de trous et coupé par des
blocs sur lesquels il faut se hisser à la force du
poignet ; mais ces difficultés n'arrêtent pas
les Zouaves, et, à les voir s'élever si prestement,
il semblerait qu'on leur a aplani le terrain. En quelques
minutes, la brèche est escaladée, le grand drapeau
rouge s'effondre et les trois couleurs flottent sur la muraille.
C'est le capitaine de Gardereins, celui qui a reconnu la brèche
pendant la nuit, qui a l'honneur d'y planter lui-même
notre drapeau. Des acclamations enthousiastes, partant de
tous les points, le saluent et encouragent les Zouaves.
Être
arrivé sur le rempart par la brèche, c'était
beaucoup ; mais il fallait prendre possession de la ville,
et les vainqueurs furent, un instant, bien embarrassés.
En face d'eux se dressaient des maisons, de nouvelles murailles
d'où partait un feu meurtrier ; trouver la clef de
ce labyrinthe, n'était pas facile. Cependant Lamoricière
n'hésita pas : après avoir fait démolir
les barricades et obstacles de toutes sortes entassés
aux abords du rempart, il divisa ses hommes en trois corps
; l'un s'engagera vers la droite, en suivant le rempart ;
un autre cherchera à pénétrer à
gauche ; quant à lui, prenant la tête du reste,
il s'avance au centre, par la rue des Souks. Les corps de
droite et de gauche, l'un sous les ordres du capitaine Sauzai,
l'autre dirigé par le commandant Sérigny, du
2e Léger, doivent d'abord s'emparer de ce qui reste
des batteries du rempart, puis pénétrer dans
les ruelles de la direction qui leur est donnée.
Des deux côtés, ces groupes
se heurtent à des obstacles matériels, maisons
ou barricades ; il faut y cheminer à la sape et, pendant
que Sauzai est tué d'un côté, en enlevant
une barricade ; Sérigny, d'un autre, est enseveli jusqu'aux
épaules par la chute d'une muraille ; étouffé,
les membres brisés, il continue, jusqu'à la
mort, d'encourager ses soldats.
Cependant Lamoricière s'est lancé
dans la rue centrale, bordée de boutiques d'où
l'on tire à bout portant; ses hommes avancent, refoulant
à la baïonnette leurs adversaires, tandis que
d'autres délogent de leurs repaires ceux qui y sont
embusqués. Il arrive ainsi à un endroit où
la rue est barrée par une porte appuyée sur
les pieds-droits des quadruples arceaux du tétrapyle
d'Avitianus. Les indigènes nommaient El-Macukof ce
carrefour situé au débouché de la ruelle
venant du haut dans le Souk ; il a disparu lors de la construction
de la rue Nationale et des maisons qui la bordent.
La
porte est solidement étayée en arrière;
tandis que les sapeurs l'attaquent à la hache une explosion
formidable retentit. La terre semble s'effondrer, et tout
disparaît dans un épais tourbillon de fumée
et de poussière. C'est une réserve de poudre
qui a fait explosion, sans qu'on ait jamais pu connaître
la cause de l'accident. Les sacs à poudre portés
par les hommes du Génie, enflammés en même
temps, ont augmenté le désastre. Lorsque le
nuage de fumée et de poussière s'éclaircissant,
permet de s'y reconnaître, - il ne se dissipa que très
lentement, - on se trouve en présence d'un spectacle
navrant. Aveuglés, brûlés, ayant les membres
brisés, ou à demi ensevelis, les survivants
poussent des cris lamentables et ceux qui peuvent marcher
reviennent sur leurs pas, en semant la terreur et l'effroi.
Les indigènes n'ont pas été épargnés,
mais d'autres accourent et plongent leurs couteaux dans les
chairs meurtries de ces victimes. Cependant, les moins maltraités
atteignent la brèche, et y trouvent le colonel Combes
qui vient d'arriver avec la 2e colonne.
Il a les plus grandes peines à obtenir
d'eux des renseignements, et à les rassurer ; on comprend
enfin, on devine ce qui vient d'arriver. Aussitôt, le
brave officier se précipite, suivi du 47e, sur le théâtre
de l'accident, en chasse les ennemis et dégage les
victimes. Lamoricière est trouvé dans les décombres,
à demi-mort et les yeux brûlés par l'explosion.
Après avoir fait transporter les blessés, le
colonel force la porte et continue sa marche dans la rue qui
recevra son nom ; il rencontre alors une barricade derrière
laquelle les Kabiles, abrités, font un feu d'enfer.
Les soldats du 47e hésitent un instant ; mais, électrisés
par la voix et l'exemple de leur chef, ils ont bientôt
enlevé l'obstacle à la baïonnette. Malheureusement,
le colonel, déjà blessé à la figure,
est frappé de deux balles à la poitrine, dans
cet engagement. Ses hommes s'empressent autour de lui et montrent
une profonde douleur ; il les rassure : « Ce n'est rien,
leur dit-il, je vais me faire soigner et serai bientôt
encore à votre tête. »
Revenu
sur ce fatal sentier, le colonel Combes descendit la brèche
; mais avant de gagner l'ambulance, il s'avança vers
le duc de Nemours, qui dirigeait l'envoi successif des renforts,
et lui dit : "La ville est prise ; le feu ne tardera
pas à cesser, et je suis heureux d'être un des
premiers à vous l'annoncer." Personne n'aurait
pu croire, en l'entendant parler avec calme, bien que d'une
voix saccadée, et par un effort surhumain, de volonté,
qu'il était blessé à mort... lorsqu'il
ajouta : « Ceux qui ne sont pas mortellement atteints,
pourront se réjouir d'un pareil succès ».
Il essaya alors de s'éloigner ; mais, à peine
avait-il fait quelques pas, qu'il chancela et tomba sans connaissance.
Deux jours après, il était mort.
Le général Rulhières,
arrivé sur la brèche avec la troisième
colonne, hésita, comme les précédents,
sur le chemin à prendre. Sachant que la Kasba, au sommet
de la ville, est la clé de la position, il voudrait
s'y rendre ; mais, en face de lui est la caserne des Janissaires,
où les Askar se sont réfugiés, et .qui
vomit, par toutes les ouvertures, un feu incessant et meurtrier.
Il faut d'abord en faire le siège, poursuivre les Turcs
de chambre en chambre, d'étage en étage, jusqu'à
ce qu'ils aient tous péri.
Mais
on entend, en dessous, vers la droite, une fusillade nourrie
; elle vient de la place des Chameaux, où les Mozabites
se sont retranchés dans une maison à arcades.
Le corps de droite, de la Ière colonne a essayé,
en vain, de forcer cette barricade. Dépassant la caserne
qu'ils viennent de purger de ses enragés défenseurs,
les soldats du 47e de Ligne, du 17e Léger, de la Légion
étrangère et des, Zéphyrs se précipitent
par une ruelle qui descend vers le théâtre de
la lutte. Mais ils sont accueillis par une décharge
générale, dans laquelle la plupart de leurs
officiers sont atteints. Le capitaine de Saint-Arnaud les
ramène, lorsqu'on aperçoit, à l'angle
d'une muraille, un bras agitant un papier.
Le feu cesse de part et d'autre et le porteur,
Ben Azzouz, s'avance, tout tremblant, tenant une lettre des
notables. On l'amène au général Ruihières
qui l'envoie à son chef. Cette pièce contenait
la soumission de la ville, et la demande instante de cesser
la lutte qui n'était prolongée, disaient les
citadins, que par des étrangers, Kabiles et mercenaires
de toute race
Pendant
ce temps, le général Ruihières pouvait
enfin exécuter son plan, le seul pratique, occuper
la Kasba. Guidé par des habitants sortis de leurs cachettes
à la suite de Ben Azzouz, il fit prendre possession
des points principaux, puis s'avança, vers la Kasba,
où il pensait rencontrer une résistance sérieuse.
Mais il trouva la porte ouverte, l'esplanade remplie de débris
de toute sorte et s'avança, avec son état-major,
jusqu'au bord du front septentrional. Là, un spectacle
inattendu s'offrit a nos officiers à mesure que les
troupes gagnaient du terrain en en ville, une foule de gens,
et même des femmes et des enfants, avaient reflué
vers la Kasba. Les premiers arrivés essayèrent
de fuir par les escarpements, en se soutenant au moyen de
cordes fixées à la muraille mais bientôt,
le nombre des fuyards augmentant avait produit une poussée
irrésistible et précipité le premiers
rangs dans l'abîme. Beaucoup s'étaient retenus
aux cordes, croyant tenir avec elles, le salut ; mais le trop
grand poids les avait fait rompre et il en était résulté
des chutes épouvantables.
On
apercevait, au fond, des entassements cadavres, et sur les
anfractuosités, se tenaient accrochés des malheureux
poussant des cris lamentables. Le premier soin des vainqueurs
fut de procéder à leur sauvetage et ils purent
arracher trépas un certain nombre d'entre eux.
Tandis qu'au sommet du plateau nos soldat
étaient occupés par ces soins, le capitaine
de Saint Arnaud, suivi de quelques hommes, et guidé
par les indigènes, se rendait à la porte d'El-Kantara,
avec laquelle on ne communiquait alors que par la rue Perrégaux.
Il trouva les postes abandonnés et appela, depuis le
rempart, des soldats venus d'El Kantara et qu'on aida à
escalader les parapets vers la droite, du côté
où se trouve maintenant un fondouk avec un palmier.
On s'occupa sans retard à débarrasser l'entrée
des pierres qui l'encombraient puis la porte fut ouverte.
Il
nous reste à dire ce qu'étaient devenus les
chefs de la résistance. Ben Aïssa et Ben El Bedjaou,
entourés d'un groupe d'hommes déterminés,
luttèrent courageusement sur le rempart, pour repousser
1'assaillant. Mais ils ne tardèrent pas à être
refoulés et séparés par les péripéties
de la lutte. Ben Aïssa, atteint de quatre blessures,
fut entraîné par son fils qui combattait à
ses côtés et par quelques amis fidèles
; ils atteignirent une dépression se terminant par
une sorte de coupure, à l'extrémité de
la ruelle appelée maintenant rue Salluste, se glissèrent
par cette ouverture, descendirent en s'aidant les uns les
autres, de rocher en rocher, et, parvenus en bas, gagnèrent
la campagne. Quant à Ben El Bedjaoui, il périt,
couvert de blessures, sur le rempart même ; le récit
officiel dit qu'il se fit sauter la cervelle. Mais les traditions
indigènes le contestent absolument. (Un petit-fils
de Ben Aïssa, Si Sliman, est maintenant adjoint et Conseiller
général de Constantine. Un fils de Ben El Bedjaoui,
Si El Hadj Ahmed Khoudja, existe encore et habite, avec ses
neveux, la grande maison de la famille, rue des Zouaves.)
Lamoricière avait promis qu'à
dix heures, la ville serait prise : dès neuf heures
toute résistance avait cessé. Le drapeau français
flottait sur les principaux édifices et nos soldats,
montés sur les toits et les terrasses, poussaient un
formidable cri de : "Vive le Roi !" auquel répondaient
les acclamations des camps.
Après cette horrible guerre des rues
et la dispersion des troupes qui en était résultée,
le pillage commença sur divers points. Cela était
inévitable ; du reste le premier soin de ces hommes,
qui avaient tant souffert, consistait à chercher des
aliments, puis à enlever de leur corps les chemises
pourries par l'eau et la boue et remplies de vermine, qu'ils
portaient, afin de les remplacer par des gandouras indigènes.
« Je m'arrachais, par ci par là, une poignée
de chemise, - dit le caporal Tarissan dans son pittoresque
récit, - la pluie et la terre l'avait pourrie, car
nous nous garnissions le cou avec de la glaise, pour que l'eau
rigole de là sur la capote ; ajoutez à cela
la grande famille des gamels, etc. »
Ces premiers besoins satisfaits, plus d'un,
cédant à l'appât du gain, se mit à
chercher de l'argent et à faire main basse sur des
objets de toute sorte. L'exemple donné se propagea
et il y eut, pendant quelque temps, un véritable pillage.
Ce fait a été contesté par les rapports
officiels ; mais nous le répétons, il était
inévitable. Du reste, il est attesté par les
relations de la Tour du Pin et de Berbrugger, par les lettres
de Saint-Arnaud, - lequel prétend même qu'on
a pillé pendant trois jours, - et par le récit
de Tarissan. « On nous avait donné deux heures
de pillage, » dit celui-ci. Enfin, nous en avons trouvé
la confirmation dans des pièces arabes de l'époque,
citant le fait d'une manière incidente, et les déclarations
des vieux indigènes.
El
Hadj Ahmed avait assisté de loin à l'assaut
; il vit les colonnes pénétrer successivement
dans la ville, par l'ouverture faite à son flanc. La
grande explosion et le désordre qui la suivit, lui
rendirent instant d'espoir ; mais bientôt, il fallut
se soumettre à l'évidence : son royaume était
irrémédiablement perdu. Montant à cheval,
il s'enfonça vers le Sud, suivi de Ben Gana et de quelques
partisans fidèles et il ne resta plus un seul cavalier,
sur ces pentes naguère si animées.