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remontai tristement avant le jour (24 novembre) sur le plateau
d’où nos pièces avaient battu la porte,
et j’y trouvai le maréchal et le prince recevant
dans un sombre silence les rapports qui se succédaient.
Toute la question se réduisit bientôt à
savoir si l’on emploierait le peu de munitions, à
tenter un nouvel effort mieux combiné, ou si on les
conserverait pour assurer la retraite au besoin. Le premier
parti était brillant, mais hasardeux ; il fallait réussir,
ou se considérer comme perdus : les conseils d’une
sage prudence devaient être écoutés. Le
maréchal demeura quelques instants plongé dans
une profonde méditation ; puis, se relevant avec une
fermeté et une décision que je fus obligé
d’admirer, bien qu’elles contrariâssent
tous mes vœux secrets, il exposa sans rien dissimuler,
et en peu de mots, au prince la situation telle qu’elle
se prononçait, lui dit quelle était l’opinion
que la prudence et sa responsabilité, le portaient
à adopter et lui demanda son avis. Le duc de Nemours
ne pouvait mieux faire que de s’en rapporter à
ce que le maréchal jugerait devoir ordonner pour le
salut de l’armée, et toutes les mesures furent
immédiatement prises pour que le mouvement de retraite
pût commencer à s’effectuer avant que le
jour eût instruit les arabes de la détermination
prise.
Il est peu de circonstances où un
homme ait eu plus à mettre au jeu du sort que le maréchal
Clauzel dans cet instant solennel. Renonçant à
toutes les chances du succès brillant qu’il s’était
promis, après avoir vu tant d’obstacles heureusement
surmontés ; pouvant peut-être encore se flatter
de réussir en risquant un dernier effort, il allait
d’un sel mot compromettre une réputation acquise,
abandonner tous ses rêves de gloire, et échanger
des espérances naguère si belles encore contre
les dangers s’une retraite hasardeuse. Lui-même
allait, ainsi, donner gain de cause à ceux qui, jaloux
de sa fortune militaire, avaient déjà taxé
de haute imprudence son obstination à poursuivre une
entreprise environnée de tant de difficultés.
Il ne pouvait se dissimuler que son rôle était
fini dès qu’il s’éloignait de Constantine
sans y être entré, et la confiance qu’il
avait cherché à inspirer ne paraîtrait
plus à bien des yeux qu’une vaine jactance. Placé
près de lui, je l’observais attentivement, et
je me faisais une idée de tout ce qui devait se passer
dans son âme. Je n’en appréciai que plus
la force de caractère avec laquelle il prit sa résolution,
et prononça sans ajouter une parole, ce mot de RETRAITE,
si pénible pour lui comme pour nous. Rien n’excite
plus vivement l’intérêt que le spectacle
d’un homme de cœur aux prises avec un grand revers
: une telle situation, noblement soutenue, le place à
une grande hauteur, et j’éprouvais, le dirais-je
? Une sorte de satisfaction à reconnaître et
à étudier ici toute la puissance d’une
âme fortement trempée.
Le calme apparent du maréchal, lorsqu’il
devait être en proie aux plus pénibles réflexions,
ne se démenti pas pendant toute la retraite : il ne
se montra pas un seul instant découragé ; ses
ordres furent toujours clairs et précis, et jusqu’au
dernier moment, toujours au milieu des troupes, on le vit
déployer toute l’activité de la jeunesse.
Je ne prétendrai pas le juger sous tous les rapports
; mais je puis affirmer que la confiance des soldats lui est
restée toute entière, et ils le lui ont assez
prouvé dans toutes les phases de cette fatale retraite.
La sollicitude du maréchal se porta
avant tout sur les moyens d’assurer le transport des
malades et les moyens d’assurer le transport des malades
et des blessés dont le nombre s’était
accru de manière effrayante, et promettait de s’accroître
encore pendant la marche que nous avions à faire. Les
ordres les plus sévères furent donnés
pour que l’on détruisit tout ce qui ne serait
pas d’une nécessité absolue, et chacun
fit sans murmurer son sacrifice, pour assurer le salut de
ceux que rien n’aurait pu sauver du fer des arabes,
s’ils ne se trouvaient pas protégés par
toutes les forces que nous pouvions réunir encore.
Je perdis dans cette occasion le petit bagage que j’avais
emporté : je le croyais bien en sûreté
à l’avant-train d’une de nos pièces
; mais ce dernier refuge devint encore nécessaire à
quelques malades, et tout fut, ou brûlé, ou abandonné
aux arabes. Il nous avait été impossible, en
marchant sur Constantine, de trouver le moment de changer
de quoi que ce soit : en revenant il ne me restait plus rien
; de sorte que je reparus à Bône avec la même
toilette que le jour du départ, en y joignant une barbe
digne d’un enfant du désert.
Je reprends ma narration au point où
cette digression l’avait suspendue (24 novembre), c’est
à dire au commencement du mouvement de retraite. Dès
l’aube du jour, toutes les colonnes de marche étaient
formées, et nous abandonnions le plateau de Mansourah
; la colonne du centre était composée de tous
les équipages de l’ambulance, des munitions,
et d’une partie des vivres, sévèrement
calculée par rations, de manière que chaque
individu eût la portion nécessaire pour sa subsistance
jusqu’à Guelma, où nous devions trouver
des approvisionnements, et où l’on devait déposer
les malades. Deux colonnes couvraient les flancs de la première,
et le reste des troupes formait l’avant-garde et l’arrière-garde.
Tous les mouvements s’exécutaient
avec un ordre parfait, mais dans un morne silence. Le temps
était affreux, et la route à suivre indiquée
par les débris de chariots qu’il avait fallu
abandonner, et les cadavres des chevaux et mulets morts de
fatigue et d’inanition, et qui, enfoncés dans
une boue épaisse et profonde, semblaient attendre les
nouvelles victimes que nous devions y ajouter. Le spectacle
le plus douloureux pour nous fut celui que nous offrirent
les restes mutilés de ceux de nos malheureux soldats
ou autres hommes appartenant à l’armée,
qui s’étant imprudemment écartés
de la ligne de marche, ou n’ayant pas eu la force de
suivre et restés en arrière, étaient
ainsi tombés au pouvoir des arabes. Sur cette route,
si tristement jalonnée, nous rencontrions à
chaque pas des preuves de la férocité de nos
ennemis, d’autant plus pénibles pour nous, que
nous nous sentions dans l’impossibilité actuelle
d’en tirer vengeance.
Les arabes ayant acquis la conviction que
nous nous retirerions réellement, se répandirent
de tous côtés dans l’espoir de nous attaquer
avec avantage, ou même de nous couper la retraite, et
de nous amener à la dure nécessité de
devoir nous rendre ; mais l’ordre qui se maintint constamment
dans la marche et le courageux dévouement de nos soldats
qu’aucune fatigue ne pouvait lasser, lorsqu’il
s’agissait de défendre le précieux dépôt
de leurs camarades blessés ou malades, apprit bientôt
aux arabes que nous n’étions pas encore sans
moyen de résistance, et ils se contentèrent
de nous harceler sans cesse, en nous mettant dans la nécessité
d’observer leurs mouvements avec l’attention la
plus soutenue. Leur habitude étant heureusement de
se réunir dans un camp, et par tribus, au coucher du
soleil, et de ne rien entreprendre pendant la nuit, il nous
était permis de prendre ainsi quelques instants de
repos.
Notre première nuit se passa près
de ce même monument de la Somma (25 novembre), d’où,
si peu de jours auparavant, nous avions aperçu pour
la première fois Constantine : elle fut bien triste,
et notre réveil le fut encore davantage ; car l’aspect
de notre petite armée était déplorable
: privés pendant 8 jours de toute espèce de
combustible, il nous avait été impossible de
réchauffer nos corps transis, ni de ranimer nos forces
par quelque nourriture chaude ; il fallait nous contenter
d’un peu de riz cru, ou de mauvais biscuit trempé
dans l’eau froide ; l’eau de vie seule parvenait
à nous remonter au moins pour quelques temps ; mais
les nuits passées sans abri, dans des mares de boue,
et le froid pénétrant d’une pluie glaciale,
accompagnée parfois de grêle ou de neige, venaient
épuiser les derniers ressorts des plus robustes constitutions,
et nos plus vigoureux soldats ressemblaient à des spectres
ambulants. Tant que l’espoir du succès les avait
animés, ils avaient supporté tant de misères
avec constance ; mais l’impression du revers que nous
venions d’éprouver pesait cruellement sur leur
moral ébranlé, et l’idée du devoir
parvenait seule à les empêcher de se livrer au
plus complet découragement. Un assez grand nombre d’entre
eux ayant eu les pieds gelés pendant ces longues nuits
de bivouac, pouvaient à peine se soutenir et porter
leurs armes. La dysenterie faisait de rapides progrès,
et la quantité de malades qu’il fallait chaque
jour envoyer à l’ambulance devenait véritablement
effrayante.
Je marchais ordinairement à l’arrière-garde,
pour mieux observer les mouvements des arabes, et contribuer
à encourager autant que je le pouvais nos soldats.
Une ligne de tirailleurs tenait l’ennemi en respect,
en couvrant notre marche, et c’était contre cette
petite troupe que concentrait tous les efforts des arabes
; mais ils se trouvaient toujours en bon ordre et en mesure
de les repousser le repousser. Le caractère français
se montrait tout entier dans cette situation périlleuse.
Ailleurs le marche était morne et silencieuse : la
fatigue, l’épuisement même, répandaient
une teinte sombre sur tous les visages, et l’ensemble
de la retraite présentait le plus triste tableau.
Plus nous avancions, et plus nos moyens
de résistance s’affaiblissaient. Je voyais avec
douleur beaucoup de nos soldats, comme anéantis par
cette trop longue lutte contre tant de souffrances, se coucher
par terre, en se refusant à toutes les instances de
leurs camarades qui les pressaient de venir chercher un refuge
parmi eux ou près de la colonne du centre. Ces malheureux,
condamnés à devenir les victimes des arabes,
aussitôt que le ligne de tirailleurs les aurait dépassés,
préféraient une mort certaine aux maux qu’ils
ne se sentaient plus en état de supporter.
Honteux, en quelque sorte, de mon inutilité
dans de telles circonstances, je conçus l’heureuse
pensée de me vouer aux forces de porter aide aux malheureux
que je voyais ainsi succomber. Je me mis en quête de
ceux qui, pour ne pas être contraints à marcher,
cherchaient à se dérober à la vue de
leurs camarades ; je les exhortai à reprendre courage,
et, en leur présentant la mort comme inévitable
si le progrès obligé de la marche les livrait
aux arabes, je parvins ainsi à obtenir de plusieurs
d’entre eux un dernier effort et à ranimer en
eux l’instinct de conservation. D’autres à
la vérité résistèrent à
toutes mes prières et je les vis quelques instants
après (2- novembre) tomber entre les mains des arabes,
et recevoir cette mort qu’ils invoquaient pour ainsi
dire. Ce douloureux spectacle m’inspirant une nouvelle
énergie, j’imaginai de faire servir mon cheval
à sauver ces malheureux lorsque je les voyais sourds
à toutes mes représentations. Décidant
les uns de gré ou de force à monter en selle,
d’autres à se soutenir en s’attachant aux
crins, je les ramenais ainsi à portée d’une
de nos colonnes, à laquelle je les confiais pour qu’ils
fussent conduits à l’ambulance, et je retournais
avec mon fidèle coursier recommencer les mêmes
recherches pour revenir avec un nouveau résultat. Je
ne puis dire ce que j’éprouvai de jouissance
au premier succès de ce genre que j’eus le bonheur
d’obtenir. Je sentai mes forces renaître ; je
redoublai d’activité, d’instance et de
persévérance pour arracher à une mort
certaine ces braves gens qui n’avaient plus la possibilité
de résister. Dans l’un de ces voyages improvisés,
j’avais placé deux hommes en travers de mon cheval
comme des sacs de blé, tandis que deux autres se cramponnaient
aux crins ; ce fut ainsi, marchant moi-même à
côté d’eux et tenant la bride, que j’arrivais
près de leurs camarades, au milieu desquels je déposai
mon précieux fardeau. J’étais assurément
bien récompensé de ses efforts par des bénédictions
dont ces braves gens me comblaient, lorsque je les quittais
pour reprendre mes recherches et la tâche si douce que
je m’étais assignée.
Je ne sais quel a pu être le nombre
des victimes si évidemment dévouées à
la vengeance des arabes que je fus assez heureux pour sauver
ainsi pendant les deux ou trois premières journées
de retraite. Je m’y consacrais sans relâche depuis
le point du jour jusqu’au coucher du soleil, et j’aurais
voulu pouvoir me multiplier ; mais quel que fut mon zèle,
il ne m’a pu être donné que de remplir
imparfaitement cette mission d’humanité, et beaucoup
ont succombé loin de moi, car j’avais trop d’espace
à parcourir. Mes moyens étaient bien limités,
puisqu’ils se réduisaient à mon cheval
et à ma bonne volonté qui l’un et l’autre,
du moins, n’ont point failli dans cette circonstance.
J’avais fini par être si bien
connu des soldats dans les fonctions que je m’étais
attribuées, qu’ils m’appelaient de loin
pour m’indiquer quelque malheureux qui avait échappé
à mes recherches. J’eus à me féliciter
plus tard de retrouver à l’ambulance quelques-uns
de ceux que j’avais réussi à soustraire
à une perte trop probable, et je citerai parmi ceux-ci
un jeune sergent-major d’un de nos régiment d’infanterie
légère que j’avais découvert caché
derrière un rocher, décidé à y
attendre les arabes et préférant leurs coups
aux pénibles efforts qu’il fallait faire pour
y échapper, j’avais inutilement employé
tous les moyens de persuasion auxquels il répondait
en me montrant son pied gelé, et l’impossibilité
qui en résultait pour lui de se soutenir et de marcher.
En éprouvant la peine la plus vive, ne sachant plus
que faire et ne voulant pas l’abandonner, je mis pied
à terre, et lui déclarai avec force que je ne
le quitterais pas, et que je me ferais tuer près de
lui s’il refusait à venir avec moi. Ce brave
homme, touche de ce que je lui témoignais de dévouement,
me dit alors, en me regardant avec des yeux à demi
éteints et une contraction de traits que je ne saurais
oublier : « quoi, mon général, c’est
vous qui me donnez ainsi la main ? Eh bien ! Je n’ai
rien à vous refuser ! Puis se cramponnant au frêle
appui que je lui présentais, il parvint à se
soulever ; mais la douleur l’empêchant de se tenir
debout, il retomba, en ajoutant : « vous voyez que c’est
impossible ». Cependant les arabes approchaient : les
tirailleurs allaient nous dépasser ; les balles sifflaient
autour de nous, mais heureusement sans nous atteindre. L’urgence
du danger me donna une vigueur dont je ne me croyais pas susceptible,
et qui tenait d’une sorte de fureur ; car saisissant
à terre ce jeune sous-officier, je parvins à
le jeter sur mon cheval, et à rejoindre avec lui la
colonne. Je le revis depuis convalescent à l’ambulance
de Bône, et l’on peut juger de la satisfaction
que nous eûmes à nous retrouver avec l’impression
du souvenir récent de ce péril que nous avions
partagé.
(28 novembre). – En approchant de
Merz el Hamar, la poursuite des arabes, auxquels nous avions
donné quelques sévères leçons,
notamment lors de la belle défense du bataillon commandé
par le brave Changarnier (Les détails de ce mémorable
fait d’armes ont été reproduits dans le
temps, et sont généralement connus. Le duc de
Caraman, placé sur un autre point de la ligne de retraite,
a manifesté souvent le regret qu’il avait éprouvé
de n’avoir pu s’y associer), devint insensiblement
moins active ; bientôt nous ne les vîmes plus
que de loin en loin, et la marche en devint moins pénible.
Nous retrouvâmes aussi de rares buissons qui nous offrirent
le moyen de faire cuire quelques aliments. Ce fut pour nous
une véritable fête, et pour nos malades un secours
bien précieux. Enfin, le ciel lui-même voulut
avoir sa part à cette amélioration si désirée,
car le temps se remit au beau, le soleil reparut, sécha
les chemins, et vint réchauffer nos membres engourdis.
Le corps d’expédition, que
nous ne pouvions même au départ de Bône,
qualifier du nom d’armée, se trouvait tellement
réduit à notre retour (30 novembre), que les
moindres actions étaient bientôt connues de tous.
C’est ainsi que la conduite que j’avais pu tenir
pendant la retraite fut signalée parmi ceux qui me
voyaient sans cesse au milieu d’eux. Je n’avais
certes pas eu la pensée d’occuper le public de
ce qui me semblait l’action la plus simple et la plus
naturelle dans la position où nous nous trouvions.
Je n’y cherchais qu’un soulagement aux impressions
pénibles que faisait éprouver le douloureux
spectacle d’une telle retraite, et je me félicitais
de l’avoir obtenu, en y ajoutant le sentiment inappréciable
de bonheur que je ressentais lorsque j’avais mis en
sûreté quelques unes de ces têtes que la
férocité arabe considérait déjà
comme une proie qui lui était acquise. Je me trouvais
plus tard une autre source de jouissance, dans cette reconnaissance
qui me fut témoignée par toute l’armée,
et que je vis plus tard encore confirmée sur le sol
natal. Ce fut, en effet, avec autant de bonheur que d’étonnement,
que je devais apprendre, en débarquant à Toulon,
que le rapport de cette circonstance si heureuse pour moi,
qui m’avait mis à même de me rendre utile,
et que je croyais à peine connue dans le très
petit espace où elle s’était présentée,
avait passé la mer avant moi, et avait attiré
sur ma personne l’attention l’intérêt
et même la gratitude de la France entière, dont
j’eus l’occasion de recueillir les preuves les
plus précieuses pour moi. J’avais soixante-quatorze
ans lorsque je formai le résolution de passer en Afrique
; je n’y portais que le caractère de curieux
; j’étais bien loin de songer à y jouer
un rôle quelconque ; mais les vues de la providence
sont inexplicables, et tandis que l’expédition
de Constantine fut une source de malheurs pour beaucoup de
ceux qui y prirent part, je devais en rapporter, sans que
je m’en doutasse, un accroissement de considération
que je mettais à un si haut prix.