E
fut à deux journées de marche de Constantine
que les plus grandes épreuves nous commencèrent
pour nous. Le temps devint froid, couvert et brumeux : les
embarras de tout genre se multipliaient ; déjà
on avait cru prudent d’alléger autant que possible
la charge des mulets et du peu de voitures de transport qui
nous restaient. Tout fut sacrifié désormais
pour assurer le service des malades, dont le nombre augmentait
chaque jour d’une manière alarmante. Les objets
de luxe ou même de simple commodité furent détruits
ou abandonnés, et on ne réserva que l’absolu
nécessaire. Nous nous vîmes privés de
notre tente qui était notre plus précieuse ressource,
et dès ce moment nous dûmes nous résigner
à passer toutes les nuits en plein air, et sans abri
contre l’humidité de la terre, ou l’abondance
des rosées dont nous
nous
trouvions inondés le matin. Le soleil qui, du moins
jusqu’alors, nous avait fait oublier pendant la journée
tout ce que la nuit amenait de fâcheux, disparut derrière
d’épais nuages, et manquant complètement
des feu, nous n’eûmes plus rien pour nous réchauffer
et nous ranimer. Continuellement exposés à une
pluie glaciale ; ayant à lutter contre la violence
des rafales auxquelles on ne pouvait résister, nous
ne trouvions le soir pour nous reposer qu’un sol délayé,
et nous nous couchions dans la boue. Plus de ces feux brillants
qui indiquaient sur l’horizon l’étendue
et les limites de notre camp ; plus de ces joies du soldat
que font naître les moindres incidents. L’espace
que nous occupions ne réunissait qu’une masse
sombre et silencieuse au milieu de laquelle les chevaux même
demeuraient sans mouvement transis de froid, et n’ayant
pour soutenir leurs forces défaillantes qu’un
peu de chaume ou quelques restes de paille hachée.
Plusieurs de ces pauvres animaux ne pouvant plus se relever
furent abandonnés mourants sur la place que nous quittions.
On doublait les attelages avec ceux qui restaient disponibles
; mais c’était trop souvent pour les voir s’épuiser
en efforts inutiles.
Le
réveil du matin offrait une scène bien pénible.
Nos malheureux soldats, réduits pour toute nourriture
à un peu de biscuit d’une assez mauvaise qualité,
avaient peine à se retirer de la fange dans laquelle
ils avaient passé la nuit ; il ne pouvait plus être
question de la tenue habituelle, et peu d’armes se trouvaient
en état de servir, si nous eussions été
sérieusement attaqués ; cependant on n’entendait
ni une plainte, ni un murmure, et du moment où l’ordre
de service était donné, chacun se rendait à
son poste avec une fermeté que je ne cessais d’admirer.
Le soldat français se trouvait tout entier au milieu
de toutes ces misères. Le sentiment de l’honneur
et du devoir parlait plus haut que toutes les souffrances,
et je me sentais ému jusqu’aux larmes, lorsque
allant causer avec quelques-uns d’entre eux, je les
voyais plus occupés du mauvais état de mon équipage
que de leurs propres privations. Cherchant à les encourager
en leur parlant de Constantine, et des dédommagements
qui les y attendaient, je me sentais heureux de les voir sourire
à cette pensée, et je concevais tout ce que
devait éprouver de satisfaction et d’orgueil
ceux qui étaient appelés à commander
de pareilles troupes.
La nuit que nous passâmes près
du monument de la Somma, à 5 lieues de Constantine,
fut véritablement épouvantable : les éléments
semblaient déchaînés contre nous ; une
violente tempête accompagnée de torrents de pluie,
précéda la neige et les frimas dont nous nous
vîmes environnés et couverts au point du jour
; le contrée toute entière présentait
l’aspect de la Russie pendant l’hiver ; les plaines
comme les montagnes avaient pris cette triste livrée
des climats du Nord, que je m’attendais guère
à retrouver sous le ciel de l’Afrique. Étendus
sur le sol détrempé, et à demi gelé
de froid, j’avais mis ma tête à l’abri,
en l’enveloppant d’une portion de couvertures,
et je cherchais à conserver ainsi un peu de chaleur.
Je parvins à dormir, parce que dans presque toutes
les situations, quelques fâcheuses qu’elles soient,
le sommeil vient plus ou moins à l’aide de l’humanité
souffrante ; mais je ne puis rendre ce que j’éprouvais
lorsque je me vis, à mon réveil, couvert d’une
couche épaisse de givre mêlée de neige
et de grêle, sous laquelle, tout raide de froid, et
pouvant à peine me lever, je devais présenter
assez l’apparence singulière d’un marron
glacé. Je reconnus cependant que c’était
à cette étrange enveloppe que je devais le peu
de chaleur que j’avais pu conserver, car elle m’avait
préservé de cette humidité glaciale,
bien plus fatale encore à ceux qui s’en trouvaient
pénétrés. Parvenu enfin à remonter
sur mon pauvre cheval qui, n’ayant presque rien mangé
depuis deux jours, pouvait à peine me porter, je me
réunis à notre troupe qui commençait
à ressembler à une caravane en désordre
bien plus qu’à une armée conquérante.
Le maréchal, toujours impassible
et confiant, aurait voulu remonter le moral de notre petite
armée, et, soit qu’il le crût réellement,
soit qu’il voulût seulement le faire croire, il
annonça par un ordre du jour qui nous causa quelque
étonnement, que le lendemain on entrerait à
Constantine. Il y ajoutait des injonctions sévères
sur la conduite à tenir envers les habitants, et désignait
à l’avance les divers quartiers qui devaient
être assignés aux troupes.
Une déclaration aussi formelle n’aurait
été qu’une cruelle mystification, si elle
n’avait pas été fondée sur des
informations positives et secrètes, qui devaient être
parvenues au maréchal, relativement à ce qui
pouvait se passer dans l’intérieur même
de la ville, et des dispositions qui y seraient manifestées
à notre égard. Il était assez naturel,
dans la triste situation où nous nous trouvions, que
l’on s’attachât à toute perspective
un peu consolante ; aussi se livra-t-on sans réserve
aux espérances que faisait naître celle-ci, et
quand, après quelques heures de marche, les premières
vedettes annoncèrent que Constantine était en
vue, des cris de joie s’élevèrent de tous
côtés (Le duc de Caraman aurait-il pu croire
alors qu’il était venu des rives de la France
comme pour reconnaître cette ville, dans les murs de
laquelle, et après la conquête, devait l’année
suivante succomber l’aîné de ses fils,
général commandant l’artillerie destinée
à ouvrir le brèche à la valeur de nos
troupes, et que ce fils, objet de si justes et si profonds
regrets, serait enseveli au pied de ces remparts démantelés),
et chacun retrouva des forces pour hâter le moment d’y
arriver.
Aucune démonstration hostile n’était
venue jusqu’alors confirmer nos difficultés.
J’en excepte quelques coups de fusil tirés de
loin en loin, et hors de portée, par des éclaireurs
arabes qui, au grand galop de leurs chevaux, se détachaient
de leur petite troupe pour venir ainsi nous révéler
leur présence. On ne se donnait pas la peine d’y
répondre : nous passâmes même auprès
de quelques douairs où les femmes étaient restées
; elles ne paraissaient concevoir aucune crainte. Nous n’y
trouvâmes aucune ressource ; mais, enfin, nous approchions,
et toute la gaieté française s’était
réveillée en se voyant si près du but
de notre expédition.
Depuis Merz el Hamar nous avions suivi le
mouvement de retraite d’Achmet qui, après avoir
traversé Constantine, où il avait laissé
son lieutenant, avait pris position dans une vallée
en arrière de la ville. Une grande agitation parut
se manifester à notre approche (21 novembre) ; quelques
détachements se présentèrent, avec l’intention
apparente de s’opposer à notre prise de possession
des deux points d’où l’on dominait la ville
; mais la moindre démonstration faite de notre part
il se replièrent en toute hâte. Notre avant-garde
fut accueillie par des cris épouvantables, et une foule
immense d’arabes se précipita au pas de course
et sans ordre hors des portes de la ville, et jusque sur nos
tirailleurs ; mais cette impétuosité, assez
ridicule, ne se soutint pas après les premiers coups
de fusil, et cette même foule entre dans la ville plus
vite encore qu’elle n’en était sortie.
Dès le soir, nous étions en
position devant Constantine que nous menacions de deux côtés
; mais sans vivres, sans munitions, tous nos équipages
s’étant trouvés arrêtés par
les obstacles qu’opposaient des chemins défoncés
et des torrents grossis qu’il fallait passer à
gué, ce qui était devenu momentanément
impraticables. Deux des côtés de la ville demeuraient
en libre communication avec le dehors et le camp d’Achmet.
Notre
dernière journée de marche avait été
extrêmement pénible. Les démonstrations
des arabes, quelque peu dangereuses qu’elles fussent,
ne nous en forcèrent pas moins à resserrer nos
colonnes par prudence : les chemins en devenaient de plus
en plus mauvais ; on doubla nos attelages épuisés
pour faire avancer notre artillerie et l’ambulance qui
n’arrivèrent qu’avec grand peine sur le
plateau de Mansourah, enfin on détruisit toutes les
voitures que l’on se voyait obligé d’abandonner
; mais tant de précautions et de sacrifices étaient
encore insuffisants pour rallier les traîneurs imprudents
ou trop affaiblis : plusieurs d’entre eux tombèrent
au pouvoir des arabes, et nous ne tardâmes pas à
apprendre avec un profond sentiment de tristesse que déjà
un certain nombre de têtes avaient été
portées au camp d’Achmet, comme de sanglants
trophées de leurs prétendus succès.
On s’établit tant bien que
mal, en arrivant ; mais le temps continua à nous persécuter.
La neige qui couvrait les montagnes fondait sous nos pieds,
et privés de feu comme nous l’étions,
campés sur un terrain fangeux, exposés à
un vent froid qui pénétrait à travers
nos vêtements, réduits pour tout aliment à
un peu de biscuit, il n’était pas étonnant
que nos soldats succombâssent à la fièvre
et à la dysenterie, et nous en perdîmes plusieurs
pendant la nuit. C’est ainsi que de nouvelles épreuves
venaient remplacer ces rêves de succès et cet
espoir du bien-être que nous devions trouver dans Constantine.
Les plus confiants ne purent s’empêcher d’en
ressentir quelque atteinte de découragement.
Le
lendemain, vers midi, la prière générale
fut annoncée dans la ville du haut des minarets, et
rejetée par la foule réunie sur les remparts.
Le pavillon rouge des arabes fut alors arboré sur la
Casbah : il fut assuré par un coup de canon de gros
calibre, tiré à boulet ; et dès ce moment
il devint évident que ce n’était qu’à
la suite d’un siège ou d’une attaque de
vive force, que les portes de Constantine devaient s’ouvrir
pour nous, et que la garnison était décidée
à se défendre.
Notre position devenait fort critique. Partis
de Bône avec une faible armée mal approvisionnée,
nous nous trouvions réduits par les maladies à
un nombre très insuffisant de combattants et nous ne
pouvions attendre aucun renfort. Il fallait penser à
la possibilité d’une retraite, réservant
encore pour cette éventualité ce qui devenait
nécessaire sur le peu qui nous restait en subsistance
et munitions. Il était trop certain que si le mauvais
temps continuait, les chemins devenant impraticables, les
moyens ordinaires se trouveraient inutiles et qu’il
faudrait abandonner tout le matériel pour sauver le
transport de nos malades.
Une circonstance particulière était
encore venue aggraver cette fâcheuse position. Le Rummel
dont le cours formait en grande partie l’enceinte de
Constantine, et qui n’était ordinairement qu’un
maigre ruisseau, que l’on pouvait traverser presque
à pied sec, se trouvait converti, par suite des pluies,
en un torrent impétueux, présentant une barrière
à peu près insurmontable. Notre avant-garde
était bien parvenue à la franchir le jour même
de notre arrivée, à la faveur d’un gué
encore existant alors, bien qu’il présentât
du danger, et s’était établie sur le Coudiat-Ali
(sic), qu’elle devait occuper avec quelques pièces
d’artillerie légère ; mais dès
le lendemain (22 novembre) toute communication était
devenue impossible, et nous étions aussi inquiets de
son sort qu’elle devait l’être du notre,
ne pouvant nous prêter réciproquement aucun secours,
ni combiner aucun mouvement. Cet état de choses aurait
pu avoir pour nous les conséquences les plus désastreuses,
s’il eut été connu et apprécié
des arabes, qui heureusement parurent ne pas s’en douter.
Le maréchal fit encore quelques efforts
pour faire arriver des émissaires dans la ville et
tenter la cupidité des chefs ; mais ils furent sans
résultat, et il ne resta plus qu’à se
décider à une attaque de vive force. Il fut
arrêté que l’on tenterait d’ouvrir
une brèche en faisant sauter la porte qui se trouvait
sur le port d’Alcantara, et que l’assaut serait
donné aussitôt que la brèche serait praticable
; mais on eut beaucoup de peine à faire parvenir à
l’avant-garde les instructions nécessaires pour
qu’elle pût opérer de son côté,
et même temps, une fausse attaque.
(23 novembre). – La perspective d’un
prochain assaut produisit sur nos soldats son effet ordinaire
: chacun y salua l’espoir de trouver une occasion de
gloire et de distinction ; les maux passés et présents
en furent oubliés, et l’ardeur la plus vive vint
s’emparer de ces troupes épuisées par
tant de fatigues.
Dois-je avouer que je m’associai à
toutes ces impressions, et que, sans m’arrêter
à considérer ce qu’il pouvait y avoir
de peu en rapport avec mon âge dans cet empressement
à exposer, sans nécessité et sans mission,
le peu de jours qui pouvaient m’être encore réservés,
je ne m’occupai que du choix du poste qui me mettrait
à même de prendre une part directe à la
partie la plus vive de l’opération qui se préparait
? Le colonel du 2e léger, qui avait la tête de
l’attaque, et qui avait pris position en silence près
de la porte que l’on battait en brèche, me reçut
dans ses rangs et j’attendais avec une ardente anxiété
le signal qui devait être donné aussitôt
que le génie serait parvenu à attacher un pétard
à la porte intérieure, et à la faire
sauter. Déjà l’artillerie, peu nombreuse
à la vérité, qui battait avec vigueur
la porte d’Alcantara, avait réussi à ouvrir
un premier passage ; mais il ne restait presque plus de munitions,
et ceux qui la dirigeait avait fait observer qu’il était
indispensable d’en réserver en cas de retraite.
A minuit, les mineurs, soutenus par le feu de nos batteries,
s’élancèrent au milieu des débris
de la première porte ; mais, exposés à
la fusillade meurtrière des arabes, qui les ajustaient
presque à bout portant par les ouvertures pratiquées
dans les maisons voisines, les sacs à poudre s’étant
trouvés, par une inexplicable confusion, mêlés
avec des sacs à terre, ils ne purent, malgré
leurs efforts longtemps soutenus, accomplir la dangereuse
mission qui leur était assignée : le pétard
ne put être attaché ; la porte résista,
et ces braves gens, ne voyant aucun espoir de succès,
furent obligés de revenir après avoir éprouvé
une perte considérable. Les troupes destinées
à tenter l’assaut furent dès-lors retirées
de la position où elles se tenaient cachées,
et le feu se ralentit sur tous les points.