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avons dit que parmi les tribus libyennes, celles des Massiliens
et des Massaesyliens étaient les plus nombreuses et les
plus redoutables. Les premières avaient pour centre de
leurs forces, ou pour capitale, Zama, située cinq journées
de Carthage. A l’époque de la seconde guerre punique,
Galla, père de Massinissa, les commandait. Les Massaesyliens,
qui occupaient la partie occidentale, avaient pour capitale
Siga, ville aujourd’hui ruinée, située non
loin d’Oran; Syphax était à leur tête.
Après
la prise de Sagonte par les Carthaginois, Scipion, qui commandait
les troupes romaines en Espagne, noua des relations secrètes
avec Syphax, afin d’opposer à Carthage un ennemi
placé sur ses frontières; il lui envoya même
un de ses lieutenants, Q. Statorius, pour lui former un corps
de jeunes Numides, destiné à combattre à
la manière des Romains. Syphax, se voyant soutenu par
un puissant allié, attaqua Galla et le chassa de ses
états; déjà même il se disposait
à mettre le siége devant Carthage, lorsque le
sénat lui offrit la main de la belle Sophonisbe, fille
d’Asdrubal, fiancée au jeune Massinissa. Syphax
accepta cette offre avec empressement, et pour prix d’une
si haute faveur il abandonna la cause des Romains. A la nouvelle
de ce sanglant outrage, Massinissa, qui se trouvait alors en
Espagne. se jette dans le parti des Romains, et passe en Afrique
pour venger son injure. Mais pendant l’absence du jeune
Numide, la plus grande partie des états de son père
avait été envahie par l’ennemi, et comme
Galla était mort au milieu de la lutte, ses oncles s’étaient
emparés du reste. Sans ressources, sans armée,
Massinissa entreprend néanmoins de reconquérir
l’héritage de ses pères. Il obtient quelques
troupes de Bocchus, roi de Mauritanie, et à l’aide
de ces auxiliaires il chasse les usurpateurs; mais son courage
impétueux vint inutilement se heurter contre les phalanges
aguerries de Syphax: battu en plusieurs rencontres, ses alliés
l’abandonnèrent, et il n’eut d’autre
ressource que d’attendre l’arrivée de Scipion.
Dès ce moment, il fit cause commune avec les Romains,
combattit sous leurs drapeaux, et parvint, avec leur concours,
à se rendre maître de Cirta (Constantine), où
il retrouva Sophonisbe, sa fiancée, devenue l’épouse
du vieux Syphax.
Incapable
de résister aux charmes de la belle Carthaginoise, le
roi numide l’épousa pour la soustraire à
l’esclavage des Romains à qui elle appartenait
par droit de conquête; mais Scipion désapprouva
cette union, et Massinissa fut obligé de sacrifier son
amour à ses alliés. Peu de temps après,
Sophonisbe mourut empoisonnée. Scipion, pour consoler
son ami, le combla de distinctions et lui donna, en présence
de l’armée, le titre de roi avec une couronne d’or.
Ces honneurs, joints a l’espérance de se voir bientôt
maître de la Numidie, firent oublier à ce prince
ambitieux la perte de son épouse il devint l’allié
fidèle des Romains, et s’attacha invariablement
à la fortune de Scipion. A la journée de Zama,
ce fut lui qui renversa l’aile gauche de l’armée
carthaginoise; quoique blessé, il poursuivit lui-même
Hannibal, dans l’espoir de couronner ses exploits par
la prise de ce grand capitaine. Enfin, avant de quitter l’Afrique,
Scipion rétablit Massinissa dans ses états héréditaires,
y ajoutant, avec l’autorisation du sénat, tout
ce qui avait appartenu à Syphax dans la Numidie.
Maître
de tout le pays depuis la Mauritanie jusqu’à Cyrène
et devenu le plus puissant prince de l’Afrique, Massinissa
profita des loisirs d’une longue paix pour introduire
la civilisation dans son vaste royaume et pour apprendre aux
Numides errants à mettre à profit la fertilité
de leur territoire. Soixante ans d’une administration
énergique et éclairée changèrent
complètement la face du pays: des campagnes jusque là
incultes se couvrirent de riches moissons; les villes reçurent
des constructions nouvelles; partout la population augmenta.
Mais ce n’était pas assez pour ce prince ambitieux;
il désirait plus encore. Ses troupes faisaient de fréquentes
incursions sur le territoire de Carthage; lui-même, quoique
âgé de quatre-vingt-dix ans, se mit à la
tête d’une puissante armée pour s’emparer
de cette ville. (159 ans avant J.-C.) Plusieurs victoires signalèrent
sa marche, et sans doute il eût réalisé
ses projets de conquête s’il n’eût craint
de déplaire à ses alliés; car il savait
depuis longtemps que les Romains s’étaient réservé
cette proie. Les Carthaginois voulurent se plaindre à
Rome des hostilités de Massinissa; leurs plaintes furent
accueillies avec dédain : il ne restait plus aux vaincus
Lue la ressource des armes. Mais Rome trouva mauvais que Carthage
repoussât la force par la force; elle l’accusa de
violer les traités, et lui déclara la guerre.
Ce fut la dernière. Évidemment les faciles triomphes
de Massinissa avaient décidé les Romains à
en finir avec Carthage.
Cette
inique agression, cet odieux abus de la force, faillit trouver
sa punition dans son excès même. L’indignation,
le désespoir, se communiquent de proche en proche et
se répandent dans toutes les villes puniques avec la
rapidité de la foudre. Les citoyens de Carthage, hommes,
femmes, vieillards, enfants, jurent de s’ensevelir sous
les ruines de leur patrie plutôt que de l’abandonner.
Tous les matériaux qui se trouvaient dans les arsenaux,
dans les habitations privées, sont transformés
en armes, en vaisseaux, en machines de guerre; les places publiques,
les temples des dieux deviennent des ateliers. Le chanvre manquait
pour faire des cordages, les femmes coupèrent leurs cheveux
et les offrirent pour ce pieux usage. Une ardeur inouïe
animait tous les cœurs, exaltait tous les esprits; Carthage
voulait au moins mourir digne d’elle !
Cependant
les consuls, qui croyaient n’avoir rien à craindre
d’une population désarmée, s’avançaient
lentement pour prendre possession de leur conquête; leurs
prévisions furent déçues là où
ils comptaient ne trouver que des esclaves soumis et abattus,
ils rencontrèrent avec surprise des citoyens exaspérés
et en armes. Forcés de faire le siége d’une
ville où ils avaient cru entrer sans résistance,
ils s’étonnent, ils se troublent, ils commettent
faute sur faute. Leurs attaques multipliées échouèrent.
Ranimés par le succès, les assiégés
faisaient de fréquentes sorties, souvent heureuses, toujours
terribles et meurtrières; ils repoussaient les cohortes
romaines, comblaient les fossés, exterminaient les fourrageurs,
brûlaient les machines de guerre. Une année s’écoula
ainsi en efforts inutiles, et les consuls durent sortir de charge
au milieu de la honte et de la confusion.
L’année
suivante, les armes romaines ne furent pas plus heureuses. Le
siége, continué avec la même opiniâtreté,
fut soutenu avec la même vigueur; les nouveaux consuls,
battus en plusieurs rencontres, ne firent aucun progrès,
et le courage désespéré des Carthaginois
l’emporta encore sur le nombre et la puissance de leurs
ennemis. Mais c’était là le dernier répit
que la fortune accordait à ces malheureux, la destruction
de leur ville était imminente. On connaît les exploits
et les efforts de Scipion Émilien, mais on sait aussi
quelle opiniâtre résistance lui fut opposée
jusqu’au dernier moment. La ville fut prise, mais seulement
après deux grandes batailles, l’une sur terre et
l’autre sur mer, et après un dernier combat qui
dura six jours et six nuits, de rue en rue, de maison en maison.
En un mot, Carthage ne succomba qu’après un siége
de trois ans, et sous le génie d’un grand homme
!
Sur
l’ordre du sénat, Scipion Émilien réduisit
Carthage en cendres; pendant plusieurs jours, les flammes dévorèrent
ses temples, ses magasins, ses arsenaux, et d’horribles
imprécations furent prononcées contre quiconque
tenterait de la faire sortir de ses ruines. Les sept cent mille
habitants qui formaient la population de la métropole
africaine, furent dispersés; Rome s’enrichit de
ses dépouilles, et son territoire fut divisé entre
les vainqueurs et leurs alliés. Ainsi finit cette fière
république, dont la puissance s’étendit
pendant près de six siècles sur l’Afrique
septentrionale et sur toutes les mers connues !

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