NTRE cette seconde guerre et la troisième, un demi-siècle s’écoule pendant lequel la reine déchue de l’Afrique se débat dans les douleurs d’une longue agonie. En effet, la cruelle prévoyance de Rome a déposé dans le dernier traité de paix les germes d’une guerre qu’elle peut faire naître à son gré; elle a placé aux portes de Carthage une famille de rois numides ambitieux et puissants, et, en les excitant contre sa victime, défendu à celle-ci de faire la guerre sans sa permission.

C’est ici le lieu de présenter la situation des colonies fondées par Carthage sur le littoral africain, et d’exposer les relations que la république phénicienne avait établies avec les indigènes de l’intérieur. A mesure qu’elle accrut sa puissance, Carthage fonda des villes, établit des ports et des forteresses qui formèrent, sur tous les points avantageux de la côte, comme une chaîne non interrompue de stations commerciales, depuis les Syrtes jusqu’au détroit de Gibraltar. Ubbo (Bône), Igilgiles (Jijel), Saldae (Bougie), Jol plus tard Julia Caesarea (Cherchell), ont été de ce nombre; d’autres y ajoutent même Iomnium, l’Alger de nos jours (certains géographes donnent à Alger le nom d’Icosium, et fout remonter sa fondation aux voyages d’Hercule. Le nom grec donné à cette ville consacre, disent-ils, le nombre des héros qui accompagnaient Hercule dans cette expédition, vingt. Nous reviendrons plus lard sur cette origine, ainsi que sur celles des principales villes de l’Algérie.) et Scylax, dans son Périple de la Méditerranée, dit que tous les comptoirs et établissements coloniaux, au nombre de trois cents, semés sur la côte d’Afrique depuis la Syrte voisine des Hespérides jusqu’aux colonnes d’Hercule, appartenaient aux Carthaginois.

Ces colonies furent formées en quelque sorte pacifiquement, par occupation, si on peut le dire, et non par invasion. Fidèle à son origine, Carthage se présentait d’abord aux indigènes moins pour conquérir que pour trafiquer; employant ses premiers efforts à former des comptoirs, des stations, des échelles, elle semblait plutôt désireuse de placer ses produits et d’en recueillir de nouveaux, que d’établir à fond sa domination sur le pays. Aussi la voit-on s’étendre rapidement le long des côtes, sans que son territoire augmente beaucoup en largeur; elle ne pénètre pas avant dans les terres, et n’entame pas profondément le sol déjà occupé. Jamais elle ne déposséda les indigènes que dans un faible rayon autour de ses remparts et de ceux de ses colonies, autant qu’il en fallait pour assurer la subsistance de la population coloniale au delà, elle n’imposait à ses sujets que des tributs pour lesquels elle leur donnait même des équivalents. D’un autre côté, elle s’appliquait à maîtriser les tribus libyennes, moins par la force que par sa politique astucieuse, fomentant leurs querelles intestines, les maintenant les unes par les autres, et acheva son œuvre en attirant à son service l’élite de Ces populations par l’appât de la solde et du butin.

A certaines époques de l’année, les sénateurs de Carthage se rendaient auprès des chefs des tribus de l’intérieur, dans le but de les engager par toutes sortes de séductions et de promesses, quelquefois même par des alliances avec les premières familles de la république, à fournir des recrues à leur armée. Les Carthaginois faisaient aussi entrer les tribus libyennes, comme un des éléments principaux, dans les colonies d’émigrants que leur politique ne cessait de déverser sur tous les points où pouvaient pénétrer leurs flottes. La relation que l’antiquité nous a conservée du Périple d’Hannon, et que Carthage avait fait placer dans le temple de Kronos, fournit un exemple curieux de la manière dont procédait la république dans ses établissements coloniaux. Le chef carthaginois chargé de la mission expresse de semer des colonies sur le littoral atlantique, part avec soixante vaisseaux contenant trente mille hommes, qui sont répartis par lui dans six villes de cinq mille habitants chacune. Ces colons étaient, pour la majeure partie, des Liby-Phéniciens, c’est-à-dire des Africains déjà façonnés à la civilisation phénicienne.

Quoique le commerce et l’industrie tinssent le premier rang dans les préoccupations politiques de Carthage, elle ne négligea pas cependant l’agriculture. Elle essaya plus d’une fois d’arracher ses sujets indigènes à leur barbarie native, en leur donnant des notions de culture; et tout autour de son enceinte, dans un espace de soixante-quinze lieues de long sur soixante de large (dans les districts de la Zeugitane et du Byzacium) , elle organisa des colonies agricoles, mi-parties d’indigènes et de Phéniciens, destinées à former des cultivateurs et des agronomes pour ses établissements lointains.

Sous le rapport du commerce, Carthage tirait un parti non moins avantageux des indigènes outre les éléments de colonisation qu’ils fournissaient aux postes maritimes, comme population coloniale, ils furent, à n’en pas douter, pour le commerce avec l’intérieur de l’Afrique, ses meilleurs intermédiaires. De quelque mystère que les Carthaginois aient toujours cherché à couvrir leurs opérations commerciales, quelque soin qu’ils aient pris, dans tous les temps, de dérober aux Romains et aux autres peuples contemporains leurs connaissances géographiques, il est aujourd’hui prouvé qu’ils entretenaient avec l’Afrique centrale un commerce considérable, dont les principaux articles étaient l’or en poudre ou en grains, les dattes, et surtout les esclaves noirs fomentant leurs querelles intestines, les maintenant les unes par les autres, et acheva son œuvre en attirant à son service l’élite de Ces populations par l’appât de la solde et du butin. C’est parmi ces derniers que se recrutaient les rameurs de leur redoutable marine.

Pour leur trafic avec l’intérieur, les Carthaginois s’étaient déjà ouvert les mêmes routes commerciales qui aujourd’hui encore sont parcourues par les caravanes. Magon entreprit trois voyages à travers le désert; les Nasamons, peuple de la région syrtique, poussèrent leurs excursions jusqu’aux bords du Niger, et les Garamantes (habitants du Fezzan) allaient jusqu’en Éthiopie faire la chasse aux esclaves. La Sicile, l’Espagne, la Gaule, les côtes de la Bretagne, leur étaient familières, et Hannon porta ses reconnaissances sur la côte d’Afrique jusqu’au cap Formose.

Les établissements coloniaux que fonda Carthage sur le littoral africain, les villes mêmes qui se trouvaient sur son propre territoire, jouissaient d’une grande liberté, et se gouvernaient en général par des Conseils, dont l’organisation rappelait ceux de la mère-patrie. Par une sorte de reconnaissance, conforme d’ailleurs à leurs intérêts, les colonies carthaginoises conservèrent ainsi les lois fondamentales, de la métropole; mais leur dépendance fut toujours volontaire, et elles ne se soumettaient qu’aux lois qui avaient obtenu la sanction de leurs magistrats. D’après cet exposé, on voit combien étaient faibles les liens qui unissaient les tribus libyennes et Carthage, combien il était facile à un ennemi adroit de tourner ces alliés douteux contre leur suzeraine. C’est ce que firent les Romains.