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commence un drame magnifique: les deux républiques les
plus puissantes dont l’histoire ait conservé le
souvenir vont lutter ensemble, non plus pour la possession de
la Sicile, mais pour celle de la Méditerranée,
qui doit donner au vainqueur l’empire du monde ! Carthage,
la république commerçante, a de grandes flottes
et des matelots sans nombre; Rome, la république agricole,
n’a pas un seul vaisseau, et cependant elle l’emportera
par l’énergie de sa volonté et l’infatigable
opiniâtreté de ses efforts.
On
sait sous quel prétexte ces deux états en vinrent
aux mains. Les habitants d’une ville de la Sicile s’étaient
divisés en deux partis; les uns appelèrent les
Romains à leur secours, les autres les Carthaginois.
Déjà, à cette époque, l’Italie
presque entière obéissait à la république:
Sabins, Volsques, Samnites, étaient ses tributaires ;
et Pyrrhus venait de fuir honteusement devant ses aigles triomphantes.
Cependant Rome hésitait encore. Le sénat refusa
d’abord le secours demandé; mais le peuple consulté
t’accorda, et la guerre fut décidée. Quelques
misérables vaisseaux empruntés à leurs
alliés transportèrent les légions romaines
en Sicile. Tel fut le commencement de la première guerre
punique.
Moins
célèbre que la seconde, parce que les noms d’Hannibal
et de Scipion n’y figurent pas, cette guerre fut plus
longue et tout aussi cruelle. Les Romains s’y formèrent
à cette patience héroïque qui les rendit
invincibles. Luttant contre un peuple de navigateurs et de marchands,
qui couvrait la mer de ses flottes, ils sentirent la nécessité
de créer une marine pour repousser les ravages que leurs
ennemis exerçaient sur les côtes d’Italie.
Sans ingénieurs et sans ouvriers pour la construction
des vaisseaux, leur génie et leur persévérance
suppléèrent à tout. Une galère prise
sur l’ennemi, dans un port de Sicile, leur servit de modèle.
On travailla la nuit, on travailla le jour pour hâter
les constructions; les citoyens de toutes les classes et de
toutes les conditions s’imposèrent les plus durs
sacrifices pour atteindre ce résultat, et en peu de mois,
une flotte de cent vingt galères fut mise à la
mer. Cependant les premiers combats de ces marins improvisés
ne furent pas heureux. Souvent leurs habiles adversaires, plus
souvent les tempêtes contre lesquelles ils n’avaient
pas encore appris à lutter, détruisirent ces vaisseaux
construits à la hâte et avec tant de peine. Mais
l’énergie romaine s’accrut de ces défaites
mêmes, et les Carthaginois, battus sur terre en Sicile
et en Sardaigne, le furent aussi sur mer, leur empire et leur
élément. Les Romains poursuivirent bientôt
leurs ennemis jusqu’en Afrique.
De
toutes les expéditions de la première guerre punique,
celle de Regulus est la plus célèbre. Les vertus
morales et guerrières de cet illustre Romain, ses premiers
succès, facilités par l’aversion des populations
africaines contre leur superbe dominatrice, ses fautes, sa défaite,
sa captivité, sa mort héroïque surtout, ont
immortalisé cette période de l’histoire
de sa patrie: le lecteur n’ignore pas que deux prisonniers
carthaginois, livrés à la veuve de Regulus, périrent
à Rouie dans d’affreux supplices. Ces vengeances
barbares, ces représailles non moins cruelles, donnèrent
à la guerre un caractère d'atrocité qu’elle
n’avait pas encore revêtu. Ce ne fut plus une lutte
ordinaire entre deux peuples, mais un véritable duel
entre deux adversaires décidés à vaincre
ou à mourir; enfin le courage des Romains l’emporta,
et Carthage fut réduite à demander la paix. Céder
une première fois, c’était se mettre dans
la nécessité de céder une seconde, une
troisième, jusqu’à sa ruine totale; c’est
en effet ce qui arriva. D’après les termes du traité
qui mit fin à la première guerre punique, Carthage
évacua la Sicile, rendit sans rançon tous les
prisonniers, et paya les frais de la guerre. Elle accordait
tout et ne recevait rien son humiliation était complète,
l’orgueil des Romains satisfait et leur supériorité
reconnue.
Ce
honteux traité venait à peine d’être
signé, lorsqu’une guerre intestine s’alluma
autour des murs de Carthage et menaça de la dévorer.
Comme cet événement met en saillie une partie
des institutions politiques de la république phénicienne,
nous allons lui consacrer quelques développements. Les
armées de Carthage se composaient partie d’auxiliaires,
partie de Mercenaires. Au lieu de dépeupler ses villes
pour avoir des soldats, elle en achetait au dehors; les hommes
n’étaient pour cette opulente république
qu’une marchandise. Elle prenait, dans chaque pays, les
troupes les plus renommées : la Numidie lui fournissait
une cavalerie brave, impétueuse, infatigable; les îles
Baléares lui donnaient les plus adroits frondeurs du
monde; l’Espagne, une infanterie invincible; la Gaule,
des guerriers à toute épreuve; la Grèce,
des ingénieurs et des stratégistes consommés.
Sans affaiblir sa population par des levées d’hommes,
ni interrompre son commerce, Carthage mettait donc en campagne
de nombreuses armées, composées des meilleurs
soldats de l’Europe et de l’Afrique. Cette organisation,
avantageuse en apparence, fut pour elle une cause incessante
de troubles, et hâta même sa ruine. Aucun lien moral
n’unissait entre eux ces Mercenaires : victorieux et bien
payés, ils servaient avec zèle; mais au moindre
revers ils se révoltaient, abandonnaient leurs drapeaux,
souvent même passaient à l’ennemi. Un des
plus beaux titres de gloire du grand Hannibal est d’être
resté pendant seize ans en Italie avec une armée
composée de vingt peuples divers, sans qu’aucune
révolte ait eu lieu, sans qu’aucune rivalité
sérieuse ait dissous cet assemblage d’éléments
hétérogènes.
Après
la malheureuse expédition de Sicile, les Mercenaires,
aigris par leurs défaites et surtout par le retard qu’éprouvait
le paiement de leur solde. s’étaient révoltés,
avaient massacré leurs chefs, et les avaient remplacés
par des officiers subalternes; d’un autre côté,
les villes maritimes, les populations agricoles de l’intérieur,
accablées d’impôts, voulurent profiter de
cette insurrection pour secouer un joug qu’elles portaient
avec impatience, et les tribus même les plus lointaines,
celles qui faisaient paître leurs troupeaux sur les deux
versants de l’Atlas, excitées par l’espoir
du pillage, accoururent en foule dans les rangs des insurgés.
Les meurtres et l’incendie précédaient cette
multitude féroce, et Carthage se vit bientôt entourée
d’un cercle de fer et de feu.
Réduite à l’enceinte de ses murailles, sans
troupes, sans vaisseaux, la métropole africaine semblait
près de sa ruine; jamais sa position n’avait été
plus critique. Mais l’excès du danger ranima le
courage des Carthaginois. Deux généraux célèbres
leur restaient encore Hannon et Hamilcar. Formés tous
deux à l’école de l’adversité
dans cette longue lutte qui avait embrasé l’Europe
et l’Afrique, ils employèrent, pour sauver leur
patrie, tour à tour la franchise et la ruse, les armes
et la politique; chefs de deux partis opposés, ils se
réconcilièrent, sacrifiant généreusement
à l’intérêt de tous leurs intérêts
particuliers. Leur bonne intelligence assura le succès
et mit fin à la guerre. Désorganisés, puis
vaincus dans deux grandes batailles, les Mercenaires furent
dispersés et détruits; les villes révoltées
se soumirent ou furent emportées d’assaut; l’Afrique
entière rentra sous le joug, et Carthage respirai Mais
d’effroyables cruautés avaient été
commises de part et d’autre, des milliers d’hommes
avaient péri dans les supplices.
Éteinte
en Afrique après une lutte qui dura trois ans (240-237
avant J.-C.), la guerre des Mercenaires se ralluma en Sardaigne,
où elle fut plus funeste encore aux Carthaginois; car
elle les mit aux prises avec les Romains. Partout Rome s’élevait
devant Carthage pour l’empêcher de réparer
ses pertes: en Afrique, elle avait fourni des armes et des vivres
aux révoltés; en Sardaigne, elle intervint entre
les habitants et les Mercenaires, et s’empara de l’île.
Poussée à bout, Carthage fit des préparatifs
pour la reprendre; mais Rome menaça de rompre le traité.
N’osant renouveler la guerre contre une puissance qui
l’avait vaincue et forcée à accepter de
dures conditions aux jours de sa plus haute prospérité,
Carthage acheta la continuation de la paix en renonçant
à ses prétentions sur la Sardaigne et en payant
aux Romains douze cents talents d’argent.
Cette
paix désastreuse ne pouvait durer. Le commerce, c’est-à-dire
l’existence même des Carthaginois, était
attaqué dans sa base par la perte de leurs colonies;
l’empire de la Méditerranée ne leur appartenait
plus; les flottes ennemies s’en étaient complètement
emparées; les places fortes de la Sicile et de la Sardaigne
avaient reçu garnison romaine, et les côtes de
l’Italie étaient dans un état de défense
formidable. Toute voie par mer leur était donc fermée.
Sur terre, l’Espagne seule leur était ouverte:
ils y envoyèrent une armée dont ils donnèrent
le commandement à Hamilcar.
C’était
changer toute la politique qui avait fait la grandeur de Carthage,
que de chercher dans les conquêtes continentales un dédommagement
aux désastres maritimes; cette révolution, du
reste, fut accomplie avec une rare habileté. Déjà
célèbre par les guerres soutenues en Sicile contre
les Romains, par celle d’Afrique contre les Mercenaires
et les peuplades de la Numidie, Hamilcar était à
la fois un habile capitaine et un grand politique. Son armée
fit des progrès rapides. Les peuples vaincus par la force
des armes furent gagnés par la clémence et la
justice du vainqueur, et la domination carthaginoise s’établit
dans la meilleure partie de la Péninsule, sur des bases
fermes et solides. Une discipline sévère, une
bonne et sage administration attirèrent au général
carthaginois l’estime et la confiance des Ibériens.
Hamilcar
ayant été tué dans une bataille, son gendre
Hasdrubal lui succéda, et imita son exemple aussi bien
dans la guerre que dans la politique. Ce général
fonda la colonie de Carthagène sur la côte méridionale
de l’Espagne, étendit au loin ses conquêtes,
et porta ses armes victorieuses jusqu’aux rives de l’Èbre,
qu’un traité avec les Romains lui interdisait de
franchir. Assassiné par un Gaulois qu’il avait
insulté, il remit, comme un héritage, le commandement
de l’armée au fils d’Hamilcar à peine
âgé de vingt-deux ans. A l’aspect de ce jeune
homme, l’armée tout entière fit éclater
des transports de joie et d’enthousiasme: elle croyait
revoir Hamilcar lui-même. Cependant c’était
mieux encore, c’était Hannibal.
Hamilcar
et Hasdrubal laissaient à leur successeur une armée
sobre, patiente, disciplinée, que l’habitude de
la victoire avait rendue presque invincible, une base d’opération
appuyée sur des conquêtes solides, une politique
sage, qui leur avait rallié tous les peuples; ils lui
laissaient enfin un grand projet à réaliser, le
plus grand qui pût enflammer l’âme d’un
jeune héros: la conquête de Rome !
Maître
de l’Espagne depuis Cadix jusqu’à l’Èbre,
vainqueur, au-delà de ce fleuve, de la célèbre
Sagonte, alliée de Rome, qui en tombant ralluma la guerre
entre l’Europe et l’Afrique, après vingt-quatre
ans d’une paix chancelante, Hannibal part de Carthagène,
et se dirige vers l’Italie à la tête de cent
mille fantassins, douze mille cavaliers et quarante éléphants.
On sait les résultats de cette gigantesque entreprise.
Les obstacles, prévus d’avance par son génie,
se multiplièrent devant lui, sans pouvoir l’arrêter.
Les peuples qui habitaient entre l’Èbre et les
Pyrénées tentèrent de s’opposer à
son passage; ils furent vaincus et subjugués. Après
avoir consolidé la puissance de Carthage dans ces contrées,
Hannibal épure son armée, et descend dans les
Gaules avec quarante éléphants, neuf mille chevaux,
et cinquante mille hommes de pied, tous vieux compagnons d’armes
d’Hamilcar et d’Hasdrubal. Les populations gauloises,
que cette marche conquérante à travers leur territoire
a soulevées, sont intimidées par sa puissance,
ou trompées par ses ruses; les généraux
ennemis, accourus par mer et par terre pour lui disputer le
passage, mais qu’il ne veut combattre qu’en Italie,
sont adroitement évités ; enfin, malgré
la rapidité du Rhône et la hauteur des Alpes, le
territoire romain est envahi.
Le
séjour d’Hannibal en Italie n’est pas moins
étonnant que la marche audacieuse qui l’y conduisit.
Décimée par le passage des Alpes, sou armée
est réduite à quarante mille combattants; cependant
il ne craint pas d’attaquer home au centre de sa puissance,
et s’avance de victoire en victoire jusqu’à
ses portes. Entré en Italie à l’âge
de vingt-six ans, il y reste jusqu’à quarante.
Ni les efforts redoublés des Romains, ni les fautes de
ses lieutenants battus en Espagne et dans les Gaules, ni l’opiniâtreté
de sa patrie à lui refuser presque tout envoi de secours,
ne peuvent lui faire lâcher sa proie. Pour y parvenir,
il fallait cesser de l’attaquer en face, il fallait transporter
le champ de bataille là où il n’était
pas.
Rappelé
en Afrique par les malheurs de son pays, Hannibal s’embarqua,
le désespoir dans le cœur. On dit qu’à
ce moment suprême, tournant les yeux vers l’Italie
qu’il laissait arrosée de sang et pleine encore
de la terreur de son nom, il exprima le regret de n’avoir
pas mis le siége devant Rome après la bataille
de Cannes et de n’avoir point trouvé la mort dans
ses murailles embrasées. Sans doute aussi il se rappelait
avec amertume le serment qu’il avait fait dès l’âge
de neuf ans, au pied des autels et entre les mains de son père,
de haïr les Romains et de les combattre à outrance
et sans relâche toute sa vie !

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