ES invasions successives des peuples étrangers ont pu modifier quelques-unes de leurs habitudes, mais elles n’ont rien changé au caractère spécial des deux races, et les Advènes ont disparu ou se sont presque toujours assimilés à l’une ou à l’autre. Voilà pourquoi, à deux mille ans de distance, nous retrouvons, dans les deux groupes principaux d’habitants qui occupent aujourd’hui l’Afrique septentrionale, les mêmes mœurs, les mêmes usages qui les distinguèrent autrefois. Les Kabaïles de nos jours, comme les Berbères de l’ancien temps, sont agricoles et industrieux; ils vivent dans l’isolement, mais ils ont des résidences fixes; l’amour du sol natal est extrême chez eux, le goût du travail leur est propre, et l’économie un besoin. Malgré leurs dissensions entre tribus, la propriété a toujours été plus respectée chez eux que chez les peuples nomades; ils ont conservé la culture cananéenne, et au moyen de murs de soutènement ils cultivent, de gradins en gradins, toutes les pentes de leurs montagnes.

On retrouve les Numides toujours semblables à eux-mêmes. Ce sont ces tribus de cavaliers intrépides, maigres et basanés, montés à poil sur des chevaux de peu d’apparence, mais rapides et infatigables, qu’ils guident avec une corde tressée de jonc, en guise de bride: tels ils apparurent aux Romains, il y a deux mille ans, tels ils se montrèrent à l’armée française en 1830 quand les contingents de l’intérieur se rendirent à l’appel du dey d’Alger sur les rivages de Sidi Ferruch. « C’est une race dure et exercée aux fatigues, dit Salluste : « ils couchent sur la terre et s’entassent dans des mapalia, espèces de tentes allongées laites d’un tissu grossier, et dont le toit cintré ressemble à la carène renversée d’un vaisseau. Leur manière de combattre confondait la tactique romaine : ils se précipitaient sur l’ennemi d’une manière tumultueuse; c’était une attaque de brigands, plutôt qu’un combat régulier. Dès qu’ils apprenaient que les Romains devaient se porter sur un point, ils détruisaient les fourrages, empoisonnaient les vivres et emmenaient au loin les bestiaux, les femmes, les enfants, les vieillards; puis, les hommes valides, se portant sur le gros de l’armée, la harcelaient sans cesse, tantôt en attaquant l’avant-garde, tantôt en se précipitant sur les derniers rangs. Ils ne livraient jamais de bataille rangée ; mais ils ne laissaient jamais de repos aux Romains la nuit, dérobant leur marche par des routes détournées, ils attaquaient à l’improviste les soldats qui erraient dans la campagne; ils les dépouillaient de leurs armes, les massacraient, ou les faisaient prisonniers, et, avant qu’aucun secours arrivât du camp romain, ils se retiraient sur les hauteurs voisines. En cas de défaite, personne chez les Numides, personne excepté les cavaliers de la garde, ne suit le roi; chacun se retire où il le juge à propos, et cette désertion n’est point regardée comme un délit militaire. ». En lisant ce récit, ne croirait-on pas avoir sous les yeux un bulletin de notre armée d’Afrique? Substituez au nom de Jugurtha celui d’Abd-El-Kader ou d’un de ses lieutenants, et vous verrez que les Arabes d’aujourd’hui sont les Numides d’autrefois; rien n’est changé que le nom.

Cette immobilité de mœurs et de caractère nous a paru plus importante à constater, et plus concluante que des dissertations sans fin sur des origines et des agrégations dont il est impossible de suivre la trace et de préciser les résultats. Ces Maures, ces Gétules, ces Numides, ces peuples errants et sans nom (lui ont précédé en Afrique toutes les dominations étrangères et leur ont survécu, n’ont jamais adopté franchement la civilisation des Carthaginois, ni celle des Romains, ni celle des Grecs du Bas-Empire, ni celle même des Arabes, dont les mœurs, les habitudes, l’organisation politique et guerrière, ont avec les leurs une si grande analogie. Non, il faut bien le reconnaître, jamais la civilisation n’a germé d’elle-même parmi ces races; elle ne s’y est conservée qu’autant qu’elle a été alimentée et renouvelée du dehors. Aussitôt qu’une action étrangère a cessé de s’y faire sentir, ces peuples reprennent leurs habitudes premières. Ailleurs, les révolutions des empires ont souvent amené d’heureuses transformations: les vainqueurs et les vaincus se sont mêlés, et il en est sorti de grands peuples, participant aux qualités diverses des races dont ils sont issus. Ici , rien de semblable n’apparaît : à partir de la décadence de l’empire romain, les révolutions n’ont fait qu’entasser ruines sur ruines. L’élément du progrès a manqué totalement quelle en est la cause ? Ce n’est ni le climat, ni la configuration du sol, ni même l’inconstance de caractère, tant reprochée aux Africains; c’est bien plutôt la persistance de la division par tribus, premier degré de civilisation sur lequel cette race s’est immobilisée depuis les siècles les plus reculés; division qui fait naître et entretient les préjugés, les haines, les discordes, l’habitude du pillage, et qui rend ces peuples incapables de se réunir en véritable corps de nation pour repousser le joug étranger, et de se façonner à toute civilisation venue du dehors.

Appien, pour définir l’état politique des tribus libyennes, les appelle « ayant leur gouvernement propre »; leurs chefs, investis d’un pouvoir en apparence absolu, étaient sans cesse, comme le furent plus tard les deys d’Alger, à la merci du plus fort ou du plus ambitieux. Sous le rapport religieux, il paraît qu’une certaine conformité de croyances régnait chez les Libyens, les Gétules, les Numides, les Maurusiens: ils adoraient les étoiles, le soleil et la lune; ils faisaient des sacrifices humains, et entretenaient dans des espèces de temples un feu perpétuel : rudiments grossiers de civilisation, dus aux premières colonies asiatiques qui s’établirent sur le littoral de l’Afrique septentrionale.

Telle était la condition physique et morale des populations près desquelles vinrent s’asseoir, d’une part la civilisation phénicienne, de l’autre la civilisation grecque : Carthage et Cyrène.