DOCUMENT N°4
LE CASTEL-GRANIEYRAS DE LA BASTIDE-PRADINES (AVEYRON)
Tel qu’il est à présent, le Castel-Granièyras de La Bastide-Pradines date du début du XIVème siècle, avant l’apparition des mâchicoulis. Il était défendu de près par deux échauguettes, dont on voit encore l’emplacement, placées l’une au nord-est, l’autre au sud-ouest. Bien entendu, sa meilleure défense était au loin sa position même, au confluent de la rivière du Cernon et du ruisseau de Sautebouc, dont le nom ancien était Merdaric, déformé ensuite en Margarit.
Le Castel-Granièyras se présente sous l’aspect d’un bâtiment rectangulaire (16m x 7,25) susceptible d’abriter sous élévation (environ 1m) quatre niveaux qui se répartissent ainsi à partir du sol où l’épaisseur des murs est en bas de 1,45 :
1 et 2. Sous voûte en plein cintre, orientée est-ouest et éclairée à l’est et à l’ouest par une fenêtre très étroite qui, malgré les apparences, n’est pas une meurtrière. Les restes du niveau 2 sont visibles à la naissances de la voûte : il reposait sur un plancher et son plafond était constitué par la voûte elle même, qui, au début, ne comportait pas d’ouverture vers le haut. Comme le précise La Visite de 1687 –sur laquelle nous reviendrons-, y a une grand Tour … de quatre estaiges d’haut en bas, le plus bas servant de Cave, le second de Grenier, le troisième une Chambre et son Antichambre pour le fermier, le quatrième se trouvant vuide.
3. Il y a bien au « treisième étage », c’est-à-dire sur la voûte, une « Chambre », autrement dit une grande Salle (6 x 5m) pourvue de l’unique cheminée de la maison et une « Antichambre » donnant sur l’ouest, aujourd’hui convertie en chambre à coucher. Quant à la troisième pièce, à l’est, elle a été aménagée après le XVIIème siècle.
4. Au-dessus, reposant sur un simple plancher comme le niveau 2, s’étendait bien le niveau 4, transformé en trois chambres à coucher et relié au niveau 3 par un escalier de bois, comme autrefois, et pourvu d’une latrine.
Ajoutons que le dispositif défensif, tel qu’il est conservé, ne se borna pas à la situation sur un rocher dominant deux cours d’eau à deux échauguettes en diagonale, mais il comportait aussi une bretèche commandant la porte, qui était placée sur la face Sud. Le troisième niveau, qui correspond au premier étage actuel, était accessible seulement au Nord par un escalier extérieur qui a presque complètement disparu, l’escalier intérieur, en pierre, n’a été bâti, comme nous le verrons, qu’au XVIIe siècle. De telle sorte que lorsque le Castel-Granièyras fut conçu, la voûte abritant aux niveaux 1 et 2 les denrées à défendre était complètement indépendante de l’habitation proprement dite, répartie sur les niveaux 3 et 4. Il y avait donc deux portes : l’une, au rez-de-chaussée par la face Sud, l’autre, au-dessus de la voûte sur la face Nord. Cette deuxième porte, qui s’ouvrait à 4 m au-dessus du sol, est intacte, ainsi que la porte de plain-pied, sur la face Sud.
Quelles sont les origines du Castel-Granièyras ? Date-t-il, comme le bâtiment présent, du début du XIVème siècle ou a-t-il succédé, au même endroit, à un bâtiment précédent ?
Constatons d’abord que le document le plus ancien le concernant date de 1221 et qu’il a été signé par le comte de Rodez. C’est en effet, cette année, à Acre, en Palestine, que « Henry », par une donation et un codicille, lègue à l’ordre des Hospitaliers –exception faite pour son mulet borgne (excepto meo mulo monoculo)- tout ce qu’il avait à la Bastida de Sarnonenca. Ces papiers, que conserve à Paris, à la Bibliothèque Nationale, sous forme de copies effectuées au XVIIème siècle comportant une erreur sur le prénom du comte de Rodez, la collection Doat (volume 169, feuillets 231 et 233), sont confirmés par les pièces originales que les Hospitaliers ont finalement gardé aux Archives Départementales de la Haute-Garonne à Toulouse dans leur Fonds de Malte (ADHGM Canabières 7, n°1, copié lui-même dans Canabières 1, n° 17 : testament de Ugo, comte de Rodez).
C’est donc en 1221 que Hugues, comte de Rodez, donne aux Hospitaliers Quid-quid habeo vel habere debeo non seulement à la Bastida de Sarnonenca, mais aussi aux Canabières et à Bouloc, en Aveyron, à Canet et à Frontignan, dans l’Hérault.
Quelle était cette Bastida de Sarnonenca ? A mon avis, bien que les documents manquent, un poste de péage établi au XIIème siècle par le comte de Rodez sur la route remontant la vallée du Cernon. La voie, qui, de Millau, remontait la rive droite de la rivière –et non la rive gauche, comme maintenant- passait de St-Rome à nouzet, au pied du château de Montclarat, puis montait par Coste Pésade (“côté pénible”) le long de l’arête séparant la rivière du Cernon du ruisseau de Merdaric, pénétrait dans le périmètre du fortin dit La Bastide par la porte du Barri, encore visible et rejoignait La Panouse par le vieux chemin qui laissait à la croix de Pradines la voie qui menait au St-Esprit qui s’appelait alors le mas de las Ribes, pour entrer à La Panouse par le quartier du Puech, bien conservé, que l’on voit à l’est du village actuel.
Ce poste de péage au XIIème siècle était normalement constitué à l’instar du pedaticum de Roque Faran (commune de Cazevieille, Hérault) d’un logement et poste de garde pour les douaniers et d’un lieu de dépôt pour les denrées périssables prélevées à titre de péage. Rien de plus facile donc de le transformer en grenier fortifié (tel est le sens de castel-granieyras), qui comportait d’une part, un logement pour les responsables, en l’espèce les frères de l’Hôpital, d’autre part le lieu où conserver le produit des cens payés par la population, qui, pour sa part, bénéficiait des aménagements apportés par un ordre de structure internationale (moulins, ponts, chemins, commercialisation des produits, protection juridique). C’est pourquoi, malgré l’utilisation provisoire, au XIIIème siècle, de l’ancien poste de péage du comte de Rodez, en une sous-commanderie de l’ordre des Hospitaliers, dépendant de la commanderie de Saint-Félix-de Valsorgue (comme l’on disait alors), il faudra attendre jusqu’en 1320 pour que la pleine indépendance juridique soit obtenue des Armagnac, successeurs des comtes de Rodez.
Cette année là est passée en effet à La Mota Lactorensis, près de Fleurance, en Guyenne (c'est-à-dire à Lamothe-Goas, département du Gers) un accord entre le vicomte Gaston d'Armagnac et Bertrand de Gordon, précepteur de St-Félix, accord prévoyant l'échange de la justice pleine et entière de la Bastide de Pradines (Bastida de Pardinis), située dans le diocèse de Vabres, en Rouergue, et d'autres lieux avoisinants, tels que Sauveplane (Plana Selva) et Les Casalèdes (territorium dictum de Las Pessolas alias mansum vocatum de Las Casaledas) contre certains biens du diocèse de Lectoure appartenant aux Hospitaliers (ADHGM, Ste Eulalie 2, II, 6, n°3).
A partir de ce moment, le commandeur de St-Félix était maître chez lui : il était complètement indépendant (pleno jure) et pouvait reconstruire de fond en comble la Bastide qui avait un nouveau nom. Pardinas, francisé en Pradines, désigne à proprement parler les "ruines" d'un village gallo-romain qui a précédé le village actuel. Ce nom a été employé pour la première fois en 1202 par les Hospitaliers pour baptiser leur premier établissement qui était situé à 200 m à l'est de la Croix de Pradines, déjà nommée, c'est-à-dire à plus de 500 m de la Bastide.
Dès leur installation temporaire dans la Bastide, autrement dit dans le Poste de Péage du comte de Rodez, les Hospitaliers, de 1221 à 1320, en gros au XIIIème siècle, affermirent leur domaine, tant à l'égard des seigneurs locaux qu'en ce qui concerne leurs très puissants voisins, les Templiers de Sainte-Eulalie, auxquels j'ai consacré une étude spéciale, parue en 1974.
Nous avons déjà vu qu'ils obtinrent du seigneur de Montclarat, qui était le vassal des Armagnac de Creissels, le contrôle de Sauveplane, en face du village, vers le sud.
Inversement, en compensation de leurs grandes dépenses le commandeur de La Bastide, Guillaume de Campinnas, appuyé par Guillaume de Castries, commandeur en chef de l'Hôpital en Rouergue, céda, comme nous l'avons vu, à l'hôpital du St-Esprit de Millau le mas des Rives, qui a gardé jusqu'à nos jours le nom de son nouvel acquéreur : ferme dite du St-Esprit, à l'est du village. C'est dans cet acte de 1239, rédigé en langue d'oc et malheureusement à moitié détruit par les rongeurs qu'ont pu être conservés les noms de celui qui dirigeait alors cet hôpital millavois (Bernat de Lerida, comandador de la maiso del hospital de .S. Esperit d Ameillau) et aussi du directeur suprême de cet ordre (Bernatz de Sira mager comandaire de tota la maiso del hospital de .S. Esperit) dont le siège était à Montpellier (ADHGM, Millau 9, n°4 : P. J. I).
C'est surtout avec les Templiers qui, au XIIème siècle, possédaient dans la même région non seulement la commanderie de Ste-Eulalie de Larzac mais aussi quelques uns de ses membres, tels La Cavalerie, La Couvertoirade et Le Frayssinel (commune du Viala-du-Pas-de-Jaux) – à ne pas confondre avec le Frayssinel (commune de Ste-Eulalie de Cernon) – que les Hospitaliers ont signé en 1253 à Pradines (Hoc fuit factum apud Pardinas) une grande transaction portant répartition des biens relevant de l'un et de l'autre Ordre (ADHGM, St-Félix 15, n°4 : P. J. II).
Ce document fut rédigé en latin par le prêtre R. Jean, premier notaire de La Bastide (ego R. Johannis sacerdos, publicis notarius de Bastide). Les deux parties en présence sont d'un côté Pierre de Campfaget, précepteur de Ste-Eulalie, assisté de six Templiers, à savoir le frère Adam, cellérier – c'est-à-dire intendant -, le frère P. Galtier, prêtre, les frères G. Rouquette, G. Aiglin, P. de Taverne et B. Sicard ; de l'autre côté, Guillaume de Castries, précepteur de La Bastide-Pradines, assisté de cinq Hospitaliers, à savoir le cellérier Guillaume de Roucou, les frères Aimeric, Gérard, Etienne et Pierre de Rabastens ainsi que du frère Gaucelm qui était le précepteur de la maison des Hospitaliers de Millau. L'acte est validé au plus haut niveau puisqu'il est confirmé par l'apposition du sceau des autorités régionales supérieures : Prieur de St-Gilles pour les Hospitaliers, Maître de St-Gilles pour les Templiers. Les deux commandeurs procèdent à un échange de redevances et à une délimitation de territoires en tenant compte de la situation géographique de chaque commanderie, afin de regrouper leurs possessions assez dispersées en des domaines homogènes. Les détails topographiques de ce remembrement, qui font l'objet d'une étude spéciale, aboutissent, en ce qui concerne la maison de La Bastide-Pradines, aux résultats suivants : sont affectés aux Hospitaliers, le mas Peberenchus (correspond à l'actuelle ferme des Prades, cne de La Bastide-Pradines, nommée localement La Borio Séco), le mas de La Ginesta (ferme aujourd'hui abandonnée, cne de La Panouse-de-Cernon, dont on voit les ruines à l'ouest de Viala-Montels), le mas de Pasnac (mas disparu dont il ne subsiste que le lieu-dit Paynac : était probablement situé à l'emplacement de la bergerie des Mondes dans la cne de La Panouse), le mas de Marcorelles (à ne pas confondre avec la ferme actuelle de Marcorelles, dans la cne de Ste-Eulalie, le lieu-dit Marcorelles, est situé au sud de la ferme du St-Esprit dans la cne de La Bastide), sans compter les cens ou les droits sur l'hôpital de Vals (cne de Millau), Roquefort, St-Rome de Cernon, St-Affrique, St-Rome de Tarn, Le Viala-du-Pas-de-Jaux, Ste-Eulalie et Nant.
En 1260, un accord supplémentaire passé dans la commune de Tournemire (Actum in Calmmessio, in predicta parrochia de Cundabrias) entre Pierre Raymond (Petrum Ramundi), précepteur des Templiers de Sainte-Eulalie, Pierre Arnal de Botennac (Petrum Arnaldi de Botennaco), précepteur des Hospitaliers de La Bastide, définissait la limite entre les deux commanderies depuis la grand route de Montclarat vers la Tour d'Aiguilhon jusqu'à Puech Blous en se partageant la mare des Espèrendieu (lavainnam de Sperandieu). Cette limite, tracée en 126? sépare encore les communes de La Bastide-Pradines et du Viala-du-Pas-de-Jaux. Remarquons que cet acte qui a été rédigé par Hugues Pierre (Ugonis Petri), notaire de Millau, contient les noms des habitants de La Bastide, du Viala et de Ste-Eulalie les plus anciennement connus. (ADHGM, Ste-Eulalie 8, n° 47 : P. J?. III).
Nous avons déjà vu, en 1967, d'après trois chartes que j'ai qualifiées alors d' "occitanes" (Annales du Midi, tome 79, n°87, 121-172 : Trois chartes occitanes du XIIIème siècle concernant les Hospitaliers de La Bastide-Pradines (Aveyron)) et que je considère maintenant, plus exactement, comme relevant simplement de la langue d'oc qui était jusqu'au XXème siècle la langue maternelle des Bastidols – avant d'être chassée définitivement sous l'action de l'école et de la télévision, sauf dans le domaine toponymique – que la sous-commanderie de La Bastide-Pradines était organisée en 1233, comme vingt ans après en 1253, c'est-à-dire au XIIIème siècle, avec cinq frères dirigés par un intendant responsable devant le commandeur de St-Félix de Valsorgue (ADHGM, St-Félix 15, II, n°4 : 1233 ; St-Félix 11, II, n°8 : 1236 ; St-Félix 5, I, n°5 : 1256 P. J. : IV, V et VI).
Après la dévolution des biens des Templiers aux Hospitaliers et surtout en 1320 après la complète indépendance juridique de la commanderie de La Bastide-Pradines, les Hospitaliers s'empressèrent de réunir par une route des possessions jusque-là séparées par le domaine des Templiers, qui s'étendait, on l'a vu sur l'Ouest du Larzac, en vue du château de Tournemire alias Condabrias.
C'est ainsi que fut aménagé au XIVème siècle un chemin direct unissant la commanderie principale de St-Félix à la commanderie secondaire de La Bastide à travers un territoire qui, à partir de 1307, était entièrement contrôlé par les Hospitaliers.
Ce chemin, connu dans le pays comme la "voie romaine", existe toujours en partie et comme ses vestiges sont particulièrement remarquables, il n'est pas inutile de l'étudier ici en détail d'autant plus qu'il n'a pu exister qu'après la suppression, dans l'ordre du Temple, des deux membres du Frayssinel et de Gals (celui-ci sur le rebord Sud-Ouest du Larzac) et l'érection à leur place, sous les Hospitaliers, d'un nouveau membre au Viala-du-Pas-de-Jaux (église St-Jean fondée en 13??), qui était placé sur cette même voie entre La Bastide-Pradines et St-Félix-de-Valsorgue. Remarquons, en passant, que l'ancien nom de cette commanderie, que je tiens à remettre en honneur, était dépourvu de cet s final malencontreux (Sorgues) dont l'administration a cru devoir l'affubler à l'instar de Rodez, prononcé Roudés mais écrit avec un z final.
Le secteur compris entre le Cernon et le Larzac et plus particulièrement l'accès au plateau, rendu difficile par des rochers dolomitiques, porta, du XIVème au XVIIIème siècles, le nom de Carrière Cave "Chemin Creux", comme en témoignent les documents suivants, tirés de Registres de reconnaissance :
1) 1334, Carriera Cava … versus Sanctum Felicem
2) 1420, Carriera Cava, iter publicum quo itur versius La Calm
3) 1533, a la honor de Carrieyra Cava
4) 1578, al honor de Carrieire Cave confrontant de couchant le chemin qui conduict au Villar de Pas de Joux
5) 1631, chemin de Carriere Cave allant dudict La Bastide au Viala
6) 1774, la honor de Carriere Cava
Ce chemin, qui mérite bien son nom dans le quart supérieur de la côte, où très souvent pavé, il se faufile en décrivant six tournants successifs à travers un dédale de blocs rocheux, débouche sur le Causse, atteint Le Viala par la lavogne des Espèrendieu, descend le Larzac au Pas de Gals – où l'on voit des vestiges de son tracé -, puis par Caussanus et l'ancienne ferme de Mascourbe arrive à St-Félix par la très brusque plongée qui a été empruntée de nos jours par la conduite d'eau de la source de Vareilles : voir, pour plus de détails, l'étude que j'ai consacrée en 1994 aux Transactions entre Hospitaliers et Templiers au XIIIème siècle et où la date attribuée à Carrière Cave doit être finalement reportée au XIVème siècle.
Les aménagements de cette nouvelle voie – qui n'était que muletière (2 m de largeur) – comportait, en plus de la chaussée proprement dite, un pont à la rivière du Cernon et une Tour pour en défendre les abords, car les mulets étaient chargés du produit de la dîme, produit précieux pour la commanderie. Le pont est mentionné en 1420 (a ponte Sernonis versus castrum), et la Tour dite de Roucayrolles – nommée par référence au mas de Roucayrolles, plus au sud – est signalée en 1420 (bals de la Tor), en 1533 (als balz de la Tor sive de la paysssieyra) – ce qui indique que le barrage du Cernon alimentant le béal du moulin était déjà construit -, et en 1774 (bal de la Tour). Bien que cette tour ait été entre-temps arasée – et le chemin supprimé – on voit encore son emplacement sur un rocher dominant. Le pont aussi, plusieurs fois réparé et agrandi, a consacré ses arches primitives. [voir notes manuscrites de André Soutou dans la marge]
Sur le chemin principal de St-Félix s'embranchait, à l'ouest de la tour, un chemin secondaire qui conduisait, par le Pas de Tournemire – mentionné dans la P. J. II – au château de Condabrias situé au milieu de la descente vers la grotte du Brias et vers le lieu où reposait le fossile du dinosaure qui a été reconstitué au Musée de Millau. Comme le précise le registre de 1578, Carriere Cave confronte avec le carrefourc qui conduict au lieu de Tornamyre.
Revenons au Castel-Granieyras du XIVème siècle. Il a maintenant sa pleine juridiction, il est relié à sa maison-mère par un long chemin muletier qui ne traverse que des possessions relevant de son autorité et il consolide jour après jour son domaine.
C'est alors, à partir de 1320, nous l'avons vu, que le Castel-Granieyaras fait peu neuve en aménageant ses possibilités de grenier (deux étages sous la voûte et aussi sous le toit) et de château (échauguettes en diagonale et bretèche sur la porte du grenier), sans parler, pour le confort de ses occupants, des latrines sur la face Ouest au quatrième niveau. L'édifice est entièrement rebâti, avec un mur de refend construit sur la voûte, puis, plus tard, avec un escalier à volées droites, qui remplace l'ouverture, munie d'une échelle, qui avait été faite à travers la voûte dans l'angle Nord-Est.
Le mur de refend permit d'aménager une vaste salle (6 x 5 m), chauffée par une grande cheminée sur laquelle nous reviendrons, où on avait accès par deux portes de style différent, mais, à mon avis, contemporaines. L'une, au Sud-Ouest, communiquait avec la chambre dite Chambre du Commandeur, parce que c'était là qu'étaient prononcées les formules juridiques de Reconnaissance (c'est ainsi que le Registre de 1533 – ADHGM 2318 – stipule : fach et recitat dins lo castel de La Bastida en cambra deldich senhor) : elle était de style ancien, en arc gothique, avec un léger décrochement d'un de ses moellons. L'autre, au Nord-Est, s'ouvrait sur l'escalier intérieur et sur son antichambre : elle était de style moderne, en arc en accolade et à montants bouchardés. Entre les deux portes débouchait vers le Nord, venant cette fois de l'extérieur, une troisième porte, placée à ?? m au-dessus du sol de la cour. Cette porte tomba en désuétude et fut murée – jusqu'au XXème siècle – dès que fut construit à l'intérieur, probablement au début du XVIIème siècle, l'escalier à volées droites que l'on voit actuellement. Après quelques modifications supplémentaires, dont les dernières marches, qui faisaient régulièrement gémir, à cause de leur hauteur inhabituelle, ma grand-mère paternelle, Marie Connes, lorsqu'elle était obligée, au moins une fois par jour, de monter l'eau, en deux seaux bien emplis, depuis la citerne située en bas, à côté du pailler et de la bergerie.
La cheminée, telle qu'elle est, vaut qu'on l'admire, car elle ressemble à celle du château de Bourbon-l'Archambaut (Allier) qui a été remarquablement décrite et figurée par le Centre des Recherches sur les Monuments Historiques (n°2462-2469) : même hotte, même linteau, même larmier. Je voudrais ajouter aux dessins très précis de M. Jullien-Catelain deux remarques qui font de la cheminée de La Bastide-Pradines, jusqu'à présent, un exemplaire unique.
1 – Le trou horizontal, qui à Bourbon-l'Archambaut perce le mur "dans toute sa profondeur", pour activer le tirage du feu, est remplacé ici par un trou vertical, qui perce la voûte. Trou qui a été utilisé récemment pour l'installation d'une sonnette, actionnée effectivement depuis le bas.
2 – Le linteau, entièrement conservé, n'est pas "monolithe". Il est de cinq plaques de calcaire dur qui se soutiennent l'une l'autre et qui montrent leur extrême complexité (voir le dessin) n'ont pas bougé depuis plus de ? siècles. De telle sorte que la cheminée du Castel-Granieyras peut être considérée comme un chef-d'œuvre de virtuosité technique et d'élégance.
Au cours des remous provoqués, du XIVème au XVIIème siècle d'abord par la Guerre de Cent ans, puis par les Guerres de Religion, le nouveau château ne subit que des contrecoups secondaires de ce qu'on appelle les grands évènements Anglais, Routiers, Papistes et Parpailhots) car ils furent toujours tempérés par la stabilité de l'Ordre dont la direction changea de résidence, de la Palestine à l'île de Rhodes et, à partir de 1565 à Malte (d'où le nom que prit alors la croix) mais dont l'organisation resta toujours la même.
En 1380, le Castel-Granieyras fut pris par Jean de Vica, chef de bande, qui l'évacua ensuite. En 1438, Guillauma Eralh, chevalier d'Aubrac, s'empara du Maître Bérenguier Aldebert, capitaine et gouverneur du château et l'enferma dans la prison du lieu. Ainsi, comme le raconte la chronique (ADHGM, St-Félix 15, n°9) ses soldats si ero ensenhoritz de la plassa "ils s'étaient rendus maîtres de la place". Mais dans ce cas aussi, le commandeur de St-Félix obtint réparation. Un peu plus tard, en 1573 se produit un incident plus grave : le camps des Catholiques tend par trhaïson une embuscade aux Protestants qui se vengent trois ans plus tard. [voir notes manuscrites de André Soutou dans la marge]
Malgré les malheurs des temps, le Castel-Granieyras répare ses destructions qui heureusement n'ont pas atteint l'essentiel, et se développe. A l'intérieur du rempart qu'il a rapidement construit pour préserver la population du village, il aménage maintenant la nouvelle église (en 1438, la seule église édifiée au hameau de St-Pierre : regens curam ecclesie Sancti Petri de Gorjas par..alem castri de Bastida "il avait à sa charge l'église paroissiale de St-Pierre de Gourjas") qui est l'ancienne chapelle du château consacrée à Saint-Etienne, le presbytère de 1757 il est bien précisé que dans l'enclos du chateau il y a egalement une maison ou le curé loge par tolerance du Commandeur, les habitans du lieu sont obligés de le loger) et aussi le cimetière qui n'existait pas en 1757 (?? tout auprès de St-Pierre de Gourgeas un cimetière ou l'on enterre les morts dudit hameau et de La Bastide) mais qui est attesté dans la Visitte Occulis de 1773.
Non seulement il élève son rempart dans lequel il organise la nouvelle église (qui est paroissiale au moins depuis 1491 : item dedins lo castel a una cappella la quala est paroquial et si administrent los . VII. sagraments ?? sancta mayre gleysa), le nouveau presbytère et le nouveau cimetière, mais en 1662, comme nous l'apprend le registre notarial d'Antoine Gasc, de La Bastide-Pradines (AD Av, 3 E, 14690, f. 102-104) le commandeur de St-Félix fit bâtir dans l'angle sud-ouest de ses remparts une grande jasse-palhier dont voici les détails : Pris faict . Jacques Barascud, viguier du lieu de St-Félix, ayant charge et ordre de messire Jean Paul de Lascaris Castelar, chevallier de l'ordre de St Jean de Hieruzalem baili et senechal dud. ordre, commandeur des commanderies de St-Félix et La Villedieu… bailhe a pris faict a acomoder e?? bastirle grand membre qui est dans l'enclos du chasteau dud. La Bastide et ax cotté de la cisterne reguardant la bize au quel ils feront trois grans arceaux qui monteront despuis le fondement jusques au thoict et feront lestage basse dud. membre voultée de dix pans d'autheur sur laquelle voulte seront tenus pa??ver de petit pavé. Le thoict sera a deux esgoutz et celluy du coste de la bize le eau qui viendra dicelluy sera conduit par des canaux de pierre qui pourteront le eau a la cisterne. Les exécuteurs du contrat seront Fr?? et Jean Vergonhier, maistres massons de La Panouze de Sernon, qui, en plus seront chargés de faire en la metterie de Pradines (l'actuelle ferme du Puech) un bastiment a deux estages de huict canes de long et vingt pans de large a quatre arceaux, plus un autre bastiment a coste du sud vers le couchant qui servira de jasse de dix canes de longet vingt pans de large avec six arceaux. Rappelons que la canne vaut deux mètres et le pan vingt-cing centimètres. Notons aussi que c'est un membre de la même famille Vergonhier, André Vergonier, maçon de la municipalité de Lapanouse de Cernon, qui le 28 messidor an II, c'est-à-dire le 16 juillet 1794, lors de la vente des biens nationaux du département de l'Aveyron, acquit de l'Etat une maison, ci-devant château, composée de cuisine, chambres et greniers, ainsi que, nous le soulignons, une écurie et grenier au dessous, le tout en bon état. ?? est située plus à l'Ouest.
La situation réelle du Castel-granieyras apparaît cinq fois au cours de son histoire récente à travers les documents conservés :
La première fois en 1491, lors de la Visite que les commissaires des Hospitaliers firent au membre de la commanderie de St-Félix. Après l'inventaire détaillé, en langue d'oc, du matériel et du bétail (dont la mention du moulin : lo moli bladie garnit dev .II. molas an una mach et la cayssa an que meto ?? mouldura), la liste de los blats semenats (avec indication des parcelles en semencées) et de las terras laboradas, il est question d'une église paroissiale à St-Pierre et d'une chapelle aussi paroissiale dans le château dont les commissaires ne sont pas très satisfaits : Item en lod. membre a ung castel et grant maysonament defendable loqual nosd. commissaris avem tout visitat et avem trobat que es tout dirruit et a besoing por lo present de grant et necessacia reparation. Et pers o los reparations sus aquo necessarias serant demantradas ald. monseignor lo prior de Sant Gely en chapitre prouchain, venent per y donar ordre. Son personnel se compose de deux Hospitaliers, dont l'un est le Curé (loqual a la vida al castel et per son vestiari pren las primicia des blatz et de fromatges) et l'autre, qui est son adjoint, l'Administrateur (servis per clerc de la gleysa et per baille de la terra et es garda del castel et a la vida al castel et VI fromatges de vestiari), et de cinq domestiques, à savoir un cotailh (per far las provisions et las besonhas de la maison, deux bouviers et deux bergers. Sans parler de la ferme de Pradines (Item a la Religion en lod. membre una boria que se appella Pradinas en laquala a graniterras loborablas).
On remarquera qu'à cette époque (XVème siècle) tout dépend du prieur de St-Gilles, qui prend toutes décisions utiles, et que le commandeur local ne joue aucun rôle, sauf à faire collecter les impôts.
Ensuite, en 1677, lorsque le viguier, c'est-à-dire le représentant du commandeur, qui a déjà bâti sa maison neuve en 1648 au milieu du village, fait son testament et y ajoute un Inventaire dont il ne reste malheureusement que six feuillets commençant au n° 4C. Voici quelques extraits du tableau dressé par Pierre Carle :
# 51 – Plus a dit que comme rentier du seigneur commandeur dud. lieu il a la jouissance du Chasteau dud. La Bastide et particulièrement de la tour et du membre dit la Cuizine et dans lad. cuizine y a deux coffres bois noyerferman a clef dans iceulx y a quelque linge fort usé
# 52 – Et dans lad. tour y a dit avoir au membre bas dicelle environ huittante cest. avoine pour donner aulx mulets
# 53 – Plus au membre qui est au dessus le susd. a dit y avoir cent quarante cest. frommant
# 54 – Plus au membre dit la salle lad. tour y a dix lars pour luzage de la maison
# 55 – Plus a la chambre qui est à cotté de lad. salle y a environ quarante cest. seigle
# 56 – Plus au grenier qui est au dessus de lad. salle y a environ cent cest. mescle pour la despance de la maison
Comme on le voit, la bergerie-pailler n'existait pas encore (elle ne fut construite qu'en 1684) et le rentier, c'est-à-dire le fermier à qui était loux l'exploitation, logeait dans le bâtiment sans caractère que l'on appelle encore la cuisinasse et qui est placée entre la tourre et la caminade. Noter aussi qu'il n'est question que de mulets qui, à cette époque, étaient chargés des transports et que le personnel de la maisonnée devait se contenter de méteil qu'il allait chercher au grenier, au-dessus de la salle.
Dix ans après, en 1687, un Ameliorissement, c'est-à-dire une Inspection (AL BdR, H 266, n° 42, f° 13) décrit ainsi Le Castel-Granieyras et indique à la fin la position exacte de la métairie de Pradines et par voie de conséquence de ses nouvelles bergeries plus tôt mentionnées :
Led. seigneur grand commandeur a un chateaua l'entrée de la porte duquel et a la main gauche est l'eglize avec une cloche an dessus et … apres laquelle tirant tousjours sur la main gauche est la maison ou le sieur Curé reside au della de la maison dudit sieur Curé y a un pettit allapen servant destable et tout ce quy est a main droitte depuis lentrée de la porte dudit Château jusques a lautre porte est une bassecourt, et ayant passe la seconde porte est une bassecourt, et ayant passe la seconde porte a main gauche joignant icelle est une pettite chambre ou le fermier reside et a main droitte une grande Escurie vouttée ou est la prison a main droitte sudelentree et dessus ladite boutte y a un beau grenier au bien pave le tout ferme a clef leau du toit dud. grenier au moyen des conduits quy y ont este faits va tomber dans la cisterne ouy est a six pans dud. bastimant et audella delad. cisterne allant vers la chambre du fermier y a une grand Tour Carree de quatre estaiges dhaut en bas le plus bas servant de cave le second grenier le troisieme une chambre et son antichambre pour le fermier le quatrieme se trouvant vuide et depuis lentree de la premiere porte dud. Château jusques a la place dud. lieu y a une grand commandeur possede un four banier tenant le tout noble et franc … et estansentres dans lestablefait contre la muraille a costé de la bize nous y fait voir sur l'entrée a main droitte une prison fermée a clef … la metterie de Pradines quy est sur le chemin de La Bastide a La Panouze et tout contre la croix.
En 1757, suivant l'Etat des prieurés et commanderies de la Langue de Provence (Aix, Bibliothèque Méjanes, pp. 93-94), le membre de La Bastide consiste en l'église paroissiale qui est dans l'enclos du châteauou maison seigneuriale qui esr scitué sur un rocheret estoit autrefois très grand et très fort, ayant esté ruiné dans le temps des guerres civiles, ce qui en reste a present est assés logeable, ayant cour et avant-cour et une grosse tour avac deux guérites, des prisons et un carcan de fer a la muraille près de la porte d'entrèe. Dans l'enclos du château il y a également une maison ou le curé loge par tolerance Commandeur … A vingt pas du château il y a un four banal ou les habitans sont obligés de cuire leur pain … au bas de la montagne sur la rivieire de Sernon il y a un moulin banal ou les habitans sont obligés de moudre leurs grains et leurs noix, il y a un logement pour le meunier avec un jardin chenevier et un champ … Un grand terroir appellé Pradines composé de champs et devois congx, autres champs et devois sur le Larzac et au milieu d'iceux une jasse apelée La Vayssiere servant a enfermer les bestiaux et deux autres pour le même usage aussi dans le dit domaine. On aura reconnu à Pradines les deux bergeries construites en 1684.
La Visitte Occulaire de 1773 (même référence que l'Améliorissement de 1687 apporte enfin quelques détails supplémentaires qui peuvent être vérifiés de nos jours, en partie :
- L'escalier en face de la porte est composé de dix huit marches
- La Salle est éclairée par une fenêtre a croisillons visant au midy et sa grande cheminée est en pierre de taille
- La Chambre est dite du Commandeur
- La cuisinasse, maison du fermier, est ainsi décrite : attenant a la dite tour et séparé par un passage il y a un grenier a paille, couvert d'un plancher avec une cheminée en moelons
- nous serions ensuitte sortis du château contre la porte duquel et a coté droit est le carcan et sa chaine en fer.
Comme nous l'avons déjà dit, le Castel-Granieyras fut vendu en 1794 par l'Etat, à titre de Bien National, et il fut acquis d'abord par le maçon Vergonher de La Panouse pour être finalement la propriété de la famille Connes-Soutou.
Au XIXème siècle, après la Révolution Française, furent aménagés au niveau I l'étable à bœufs avec entrée et sortie au Nord, au dehors, du côté Sud, la sout ou étable à cochons où était versé directement de la fenêtre du niveau III le pot de chambre, enfin l'aire à dépiquer, soigneusement pavée, où les bêtes tournaient entre la tour et la citerne. Celle-ci, immense, collectait les précieuses eaux de pluie venant du Château, du presbytère et de la bergerie.
Telle est l'histoire du Castel-Granieyras qui a pu être reconstituée à partie de documents d'archives et d'observations directes en milieu familial. Remercions le comte de Rodez, l'ordre des Hospitaliers et aussi les Bastidols qui ont su faire de leur bastide fortifiée, superbement juchée sur un rocher, bien bâtie et bien organisée, le centre du village qui porte encore son nom.
N.B. : Le Castel-Granieyras est habité et demeure domaine privé. Ne sont admis à en visiter l'intérieur que les invités du propriétaire. Mais l'extérieur, qui est l'essentiel, peut être admiré à partir de la rue du Barri (accent tonique sur la première syllabe) qui en fait le tour, en passant devant une maison du XVIème siècle et le Portail du Barri, ancienne entrée du village.
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A la mémoire de Frédéric Hermet
condisciple de mon grand-père Jules Soutou
au Petit Séminaire de Belmont sur Rance (de la 6ème à la 3ème)
Etat provisoire au 15 IX 1995 : sans Pièces Justificatives ni Illustrations.
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