Un récit légendaire du " Ruthénois "

Le " Ruthénois " se présentait comme une revue littéraire de l'Aveyron, du Lot et du Tarn & Garonne, paraissant tous les lundis, dans la première moitié du XIXème siècle.
En feuilletant sa collection, j'ai retrouvé l'article ci-dessous, intitulé " Le Château de Gozon et l'armure du chevalier de Fayet " ( 36 )

Vers l'an 1238, la cîme du mont Gozon présentait un aspect bien différent de celui que nous avons décrit en commençant. Ces pans de murs qui seront bientôt au niveau du sol, élevaient fièrement leurs créneaux au dessus de toutes les crêtes voisines, et semblaient par leur masse imposante et leur solidité, défier les efforts du temps .................................. Quatre grosses tours en flanquaient les angles, la profonde vallée du Tarn formait autour de lui une circumvallation contre laquelle toutes les fascines du royaume auraient été insuffisantes. Des ouvrages d'art protégaient le seul coté accessible de la forteresse, et couvraient l'étroit passage qui faisait communiquer ce pic isolé avec les plateaux calcaires dont nous avons parlé.................................

Le comte Robert de Gozon était un de ces seigneurs sombres et durs, dont les manières et l'aspect semblaient réaliser l'idéal des mœurs féodales vues dans leurs mauvais jours. Chasseur impitoyable, ses nombreuses meutes remplissaient de leurs hurlements les Gorges du Tarn, et leur troupe affamée portait souvent la désolation dans les récoltes du pauvre laboureur.

C'était là cependant ses plus doux passe-temps et ses moindres déprédations. Son humeur hautaine se faisait sentir de préférence aux barons ses voisins ; son esprit violent, vindicatif et rusé, rendait son voisinage pénible et souvent dangereux. On racontait dans la contrée, mais avec crainte et mystère, nombre de méfaits dont il avait chargé sa vie ..........

Non loin du pic élevé où s'élevait l'aire du comte Robert, et dans un site que l'on visite encore aujourd'hui, pour ses belles eaux et ses vertes prairies, vivait au château de Fayet, un jeune seigneur parfait modèle de chevalerie. Il occupait ses rares loisirs que lui laissaient les guerres de l'époque, aux exercices des armes. Son goût pour toutes sortes d'armures le rendait l'arbitre, à cette époque guerrière, de tout ce qui touchait cette importante matière. Sa salle d'armes était tenue avec un soin recherché. Là,l'on voyait rangées des épées de toutes les trempes et de tous les pays, des massues, des haches d'armes de tous les modèles,des casques à l'épreuve de tous les coups...... ...Un célèbre armurier de Milan lui faisait des envois qui étaient attendus et reçus par le jeune chevalier avec autant d'impatience qu'ont les jeunes femmes de nos jours pour les caisses d'élégants chapeaux et de frêles parures qu'on leur expédie des magasins de Paris .....................

Le seigneur de Fayet possèdait un trésor plus précieux que ses côttes de mailles et pour lequel il eut donné la joyeuse de Charlemagne et la balissarde de Roland ; nous voulons parler de sa jeune et belle fiancée................................... C'était la grâce réveuse des filles de l'Orient, telles que le génie des poètes d'Arabie sait les créer, dans le ciel du prophète. Jamais, sur les montagnes de la Thessalie, l'imagination des enfants de la Grèce ne créa de forme plus pure, jamais Oréade plus légère et plus gracieuse n'effleura les verts gazons de la vallée de Tempé jamais port de mortelle ne révéla mieux la déesse. Dans la froide région septentrionale qu'elle habitait, il n'était point de page, de ménestrel ni d'écuyer qui n'eut soupiré pour elle et sa gracieuse et noble figure, se plaçait toujours devant celle de la Vierge-Marie,dans la prière que tout pieux pèlerin et tout chevalier partant pour la Palestine, adressait à la Reine des cieux Et lorsque son chevalier, attachant sur elle, ses longs regards de feu , recueillait de sa bouche l'assurance d'une éternelle constance, qui n'eut dit, à la voix pénétrèe d'Elfride, à son œil d'un bleu si transparent et si vrai, à sa bouche si naïve et si pure, qu'une âme d'ange rayonnait dans ce corps de mortelle ?

Du haut de son aire, Robert de Gozon avait jeté un œil d'envie sur son noble voisin ; ses armes et sa dame avaient excité sa convoitise : comment pourrait-il toucher le cœur de la jeune beauté ? quel charme, quel philtre pourrait détourner sur lui les regards de la belle ? dans quel piège fera-t-il tomber ses deux victimes ? Son esprit fertile en expédiens de tous genres lui rendait facile l'accès des cœurs, soit qu'il fallut les trouver à la pointe d'un poignard, sous une cotte de maille, soit que moins bien gardés, il fallut les soumettre à des lois moins cruelles.....................................................

Quoiqu'il en soit, ce fut a peu près à cette époque que, dans l'horreur d'une nuit profonde, l'on entendit le bruit d'une affreuse mêlée dans l'intérieur du château de Fayet. Minuit venait de sonner au pâle reflet d'une lune glacée, l'on avait vu deux ombres fantastiques glisser le long des murs ; l'on eut dit le génie des ténèbres présidant à quelque noire trame. Une porte roula sur ses gonds rouillés ; un long aboiement répondit à ce bruit. Cet accent de fidélité retentit en vain sous le toit hospitalier.Tu dormais ,et d'heureux songes couronnaient ton chevet ; peut-être à cet instant, tu révais de gloire et d'amour, et l'infidélité ouvrait la porte au meurtre ! Des cris d'angoisse et de longs gémissements remplirent la vallée, mais les vents étaient étrangement déchaînés ce soir là, et ces bruits sinistres parurent des jeux de la tempête......

Cependant, au matin, l'on rapprocha la mort subite du châtelain de l'apparition du confident de Robert de Gozon aux abords du château, la veille de l'événement ; ce que l'on sut de l'intérieur se rapportait à des taches de sang sur les dalles de la salle d'armes, mais la crainte glaçait les langues. Le lendemain de magnifiques funérailles sortirent de la cour du château et s'acheminèrent vers la chapelle. Robert y assista avec une contenance superbe, tel que don Juan au tombeau du Commandeur. La jeune veuve suivit le cortège en longs habits de deuil. Un an s'était à peine écoulé qu'à ces habits de deuil succèdérent des habits de fête : un nouvel hymen suivit les funérailles ; Robert de Gozon conduisit à l'autel la veuve du chevalier de Fayet, et s'empara de ses domaines. Cependant, durant la cérémonie, son front paraissait chargé de noirs soucis, et tandis que son bonheur semblait à tous un objet d'envie, on lisait sur ses traits d'autres pensées que des pensées de bonheur.

Dès cet instant un voile plus sombre se répandit sur la vie de Robert ; son humeur parut plus farouche encore ; les bruits les plus étranges s'accréditèrent sur son compte. On le voyait, disait-on ; toutes les nuits sur son palefroi, franchir d'un plein vol, l'immense profondeur de la vallée qui s'ouvrait au pied de Gozon pour aller s'abattre au pied de la tour solitaire de Montjaux, où les esprits malfaisants tenaient cour pleinière. Son noir coursier ne prenait jamais de nourriture que de la main de son maître ; c'était un boisseau de soufre qu'il lui mesurait tous les jours. On avait remarqué qu'aux lieux obscurs son souffle s'échappait en flamme bleue de sa bouche, et que son œil de faucon flamboyait comme celui d'un réprouvé.

Bien des années s'étaient passées depuis la nuit sanglante du château de Fayet : le pays respirait plus librement, on osait passer sous les tours de Gozon et lever les yeux sur ses créneaux. Le comte était parti depuis longtemps pour la Terre Sainte ; des bruits de retour, contredits aussitôt par d'autres suivant lesquels il n'y avait plus de retour possible, s'étaient souvent succédés, et ceux-ci n'avaient attristé personne. Gozon était désert depuis le départ, Elfride aussi s'était vouée à l'expiation, et pour elle l'expiation devait être au château de Fayet ; elle épuisait là toutes les rigueurs de la vie ascètique, tourmentée d'un noir chagrin : sa vie s'épuisait en larmes ardentes qui creusaient ses joues et cavaient son regard. Un monde invisible de fantômes semblait s'agiter autour d'elle ,surtout vers l'heure de minuit ; ses lèvres alors semblaient murmurer des réponses mystérieuses, et l'on eut dit qu'elle était en communication avec un monde invisible

Il était une nuit dans l'année dont quelques vieux serviteurs avaient conservé la mémoire, mais ils gardaient ce souvenir dans le silence de leur cœur Cette nuit était venue et avec elle le cortège de ses terreurs secrètes pour les habitants du château. Au dehors, les vents glacés de l'hiver s'étaient déchainés dans la vallée ; mille voix gémissantes et confuses semblaient se heurter dans l'air et la nature paraissait livrée aux puissantes malfaisances de l'enfer ; on se sentait, dans le château, sous l'emprise d'une terreursurnaturelle. ...Assis au foyer domestique, les serviteurs se serraient autour d'un feu mourant qu'ils s'efforçaient en vain de raviver. Retirée, selon sa coutume, dans son oratoire, Elfride, plus pâle que jamais, agenouillée sur son prie-Dieu, lisait dans le livre des psaumes la prière du roi David : " Délivrez moi Seigneur, des noirs fantômes de la nuit " ; le tintement de la cloche se fit entendre à la porte : c'est le vent, dirent les serviteurs, il semble ce soir vouloir emporter nos vieilles tourelles ; jamais il ne fit entendre de si lamentables sifflements -Jamais qu'une autre fois en ma vie, reprit le plus ancien d'entre eux....Alors un second tintement plus fort que le premier ne permit plus de douterqu'on ne fut à la porte. L'oratoire était au dessus de la herse. Troublée dans sa prière par le son de la cloche, et plus encore par ses intuitions secrètes, Elfride prenant sa lampe de sa main glacée, descendit pour recevoir son hôte tard venu .

La porte s'était ouverte, et sous le porche l'on entendait comme les pas lents et sonores d'un homme chargé d'une pesante armure. L'on vit paraître aussitôt la forme d'un chevalier armé de toutes pièces : nul regard n'étincelait sous la visière et le son creux qui résonnait, indiquait une armure vide, la cote de maille était de Milan : c'est lui ! s'écria Elfride, qui faillit sur ses jambes ; et lorsque, sans guide ce spectre fut arrivé à la porte de la salle d'armes, les serviteurs empressés autour de leur maîtresse, essuyaient sur son front la sueur de l'agonie ...Au matin, il y eut dans la salle d'armes une armure (1) de plus, et la dernière prière d'Elfride était exaucée pour toujours. .

E .d B

 

(1) : Cette armure est celle dont le propriétaire actuel du château de Fayet vient de faire hommage à la Société archéologique de Rodez.

Que faut-il retenir de ce feuilleton, bien dans le style romantique populaire de son époque ? En retrouvant tous les poncifs du genre, on est enclin à ne voir dans ces lignes qu'un récit totalement imaginatif ; pourtant le renvoi de fin de page permet d'identifier la source d'inspiration de son auteur : à savoir, le don en 1836, par Auguste de Nougarède, député de Villefranche de Rouergue, d'une armure venant de son château de Fayet, à la Société Archéologique du Rouergue, et maintenant, au Musée Fenaille.

Je doute fort que la date avancée de 1238 ( première ligne de la citation) ait un rapport quelconque avec cette armure et m'efforce de vérifier si la famille de Gozon a effectivement compté un de ses membres devenu seigneur de Fayet, à une date quelconque de son histoire.

Certes, Fayet est énuméré parmi les fiefs nobles du Rouergue ( 37 ), sans que soient précisées l'époque et les circonstances de son inféodation, mais nous savons que cette terre est restée pendant tout l'Ancien Régime soit dépendante, soit associée de la baronnie puis marquisat de Brusque, de sorte que le " comte Robert " du feuilleton, pourrait fort bien figurer parmi les membres ou les vassaux de la famille de Brusque citée au-dessus.

 

 

 

Notes bibliographiques
( 36 ) Le château de Gozon et l'armure du château de Fayet, dans le Ruthénois du 17 avril 1837
( 37 ) H. de Barrau, Documents historiques et généalogiques sur les familles et hommes remarquables du Rouergue, t.1 p.75