maintenant que je suis assis là, entre les moteurs de propulsion et les tableaux électriques, dans la chaleur moite des machines en direction de Bab-el-mandeb, j'essaye de me rappeler pourquoi j'écris tout ça.
je me souviens très bien qu'avant je ne jurais que par Kerouac, Whitman, tous ces américains furibards, fous de la vie. maintenant je lis chien de printemps et rue des boutiques obscures, et même je les relis - est ce que j'ai déjà relu un livre avant ? - le livro do desassossego, je l'ai lu deux fois. des mots très calmes et tristes.
ça fait longtemps que je ne prête plus attention au bruit assourdissant des objets mécaniques, trop obnubilé des cris vibrants de mon ventre toujours insatisfait, cisaillé entre l'exubérance des moments présents à vivre trop vite et l'attraction savoureuse du calme satisfait.
si j'étais capable de ce calme - je veux dire en permanence, non pas ponctuellement quand il m'en prend la lubie - si j'étais capable de ce calme pur et intense, je n'aurai rien à écrire de plus et ça serait la fin d'un truc
mais, et c'est un dur rappel, j'ai le corps flasque des dérives de la veille quand je sautillais en tout sens comme un diable ou un drogué
avant l'effondrement patraque sur les banquettes du club ou bien derrière le bar à servir du get et des glaçons tout entouré de serveuses qui m'appellent par mon prénom parce qu'on passe une bonne soirée - je ne réponds pas et je reprends un jäger offert par ce garçon complètement saoul : on passe une bonne soirée? oui je lui dis
j'écris pour ne plus sentir le déchirement qui accompagne chaque matin sans folie, les dimanches en famille et les jours de bureau. les jours de solitude
parce que je m'attache très vite aux filles et aux garçons sans nom rencontrés un peu partout et je dis à bientôt ou on se reverra en ayant bien conscience de mentir et qu'il faudra les remplacer par d'autres filles et d'autres garçons encore plus fous et ivres comme une chanson punk ratée qui ne se termine jamais
je griffonne des mots que je ne relirai pas, tout comme je n'imprime pas tous les souvenirs qu'il faudrait. plus tard, un ami me dit tu as fait ci ou ça, je prends un air éberlué pour répondre en marmonant ha bon ?
des morceaux ébréchés de souvenirs
des morceaux coupants dans l'estomac

donc je reste assis là, à mon poste désigné. je conserve un air digne, de circonstance
la vie a ceci d'absurde qu'elle ne laisse entrevoir aucun fil conducteur. je suis à tel point prisonnier d'un présent oppressant que je n'ai de place pour rien d'autre. j'oublie
fréquemment les visages des gens, parfois même leurs noms. c'est très irrespectueux.
je reste aussi paisible qu'il m'est possible de l'être
j'observe les gens autour, tous concentrés sur leurs tâches respectives, raisonnablement
détendus, inquiets du résultat des élections européennes, pour leur déclaration d'impôts,en pensant : est-ce qu'ils trouvent tout ce cirque vraiment bizarre, eux aussi ?