la nuit tombe à dix-sept heures vingt-deux
c'est-à-dire qu'il se met à faire vachement sombre
autour du bateau il y a une grosse flaque d'hydrocarbures que les gendarmes
sont venus observer
tout à l'heure
puis il y a eu la navette antipollution
toute riquiqui rigolote
avec son filet et ses bouées
le soleil couchant fait des reflets de gasoil
ou est-ce que c'est de l'huile
ou est-ce que c'est
j'ai dit aux gendarmes que ça ne venait pas de nous
que c'était l'autre bateau
en face
ou les pousseurs
ou un mystère
j'ai dit aussi que nous n'avions aucun moyen d'assèchement de nos cales
(le chef m'a dit de répéter ça même si c'est un peu débile parce que tout le monde sait qu'il ment)

quand la nuit tombe je commence à savoir que je n'arriverai pas à dormir
alors que
toute la journée
j'étais très très fatigué
comme un zombie
comme un type qui travaille trop
et qui mélange ses mots en parlant
tout en restant très sûr d'avoir raison tout le temps

le garçon avec une arme et un gilet kevlar regarde la flaque fluorescente de reflets
il pense à son sommeil à venir
il voudrait regarder son téléphone mais il doit attendre que je m'en aille
mais je regarde avec lui la nappe qui coule sur l'eau
on regarde aussi les grues qui ne s'éteignent jamais
surtout la très grande nouvelle qui est arrivée
il y a un mois
sur un bateau qui s'appelait
BIGLIFT
c'était juste après l'incendie
ou juste avant
je n'arrive plus à cadencer les mois et les années

il y a de la brume tout autour de la montagne
en face
un silence comme nulle part
tout à l'air si futile
le garçon avec son flingue
la pollution
les grues et les palans
à la fin on largue les aussières et il y a un mec qui dit
pour que tout le monde entende
“largué appareillé”