trois heures, nous étions encore en pleine besogne, et
je venais de terminer une amputation, lorsque le commandant
Poul, aide-de-camp du général de Rigny, vint m'annoncer
qu'il fallait se préparer à battre en retraite
et à partir au plus vite. Lui ayant fait remarquer le
chiffre des blessés et autres malades et mes moyens de
transport pour seize hommes seulement, il m'engagea à
le suivre chez le général, converser avec lui
sur les mesures à prendre pour suppléer à
cette pénurie et faire suivre ces malheureux. Le général
me demanda ce qu'il pouvait faire, qu'il était disposé
à mettre tous les moyens dont il disposait à mon
service. Lui ayant dit qu'on pourrait charger un grand nombre
de malades sur les chevaux, il donna immédiatement l'ordre
au colonel commandant le 3e chasseurs, de mettre à ma
disposition tous les chevaux nécessaires au transport
des blessés qui pourraient profiter de ce moyen. Quant
aux hommes plus sérieusement blessés, le 17e léger
reçut l'ordre d'envoyer un détachement avec des
couvertures. Chaque blessé avait huit hommes, dont quatre
le portaient et quatre de rechange. Tous les blessés,
excepté quatre, partirent dans cet état, qui à
cheval, qui sur des couvertures, et quittèrent l'ambulance.
Au moment où je voulais faire charger les quatre derniers
blessés sur les chevaux des chasseurs, entendant déjà
siffler les balles autour et au-dessus de nous, le colonel Duvivier,
commandant des Turcos et de l'arrière-garde, vint me
dire, d'un air un peu bourru, que j'eusse à partir au
plus vite, qu'il n'était plus maître de soutenir
les Arabes sortant de la ville et repoussant fortement l'arrière-garde.
Je lui répondis: « Mon colonel, et ces blessés
? »
Sans me répondre, il me quitta en me disant: «
Je ne réponds plus de vous. » Un homme que je croyais
blessé mortellement d'une balle lui traversant la poitrine,
d'où le sang coulait à flot, se fit hisser derrière
un chasseur à cheval. Quant à moi, je grimpai
sur mon coursier et pris, au galop le sentier, qui devait me
conduire au Rummel. Je rencontrai bientôt le lieutenant
d'artillerie Bertrand, qui me dit : « Docteur, allons
vite, le temps presse !... » Nos chevaux, lancés
à fond de train, n'eurent pas plus tôt pris la
descente qui conduit au Rummel, que nous entendîmes derrière
nous le cri des cavaliers arabes qui criaient et nous serraient
de près. Mon cheval, devançant celui de Bertrand,
j'arrivai au Rummel un peu avant lui; le cheval de Bertrand
reçut un coup de yatagan à la queue. Arrivés
au Rummel, nous trouvâmes là le brave commandant
Changarnier qui en protégeait le passage, en tenant les
Arabes à distance. A peine arrivés, nous entendîmes
le cri plaintif de quelques soldats poursuivis par les Arabes,
lesquels poussaient, eux, des cris de joie féroce. C'était
un poste de dix ou douze hommes qu'on avait oubliés et
qui furent tous tués sous nos yeux. Quelle scène
navrante, de voir ces malheureux fuyant comme un gibier que
le chien poursuit et tomber sous le feu du chasseur ! Tous y
passèrent. Pour ma part, j'en vis trois tomber et rouler,
ayant subi plusieurs coups de feu. Si ce poste a été
oublié, il ne faut pas en faire remonter la cause au
général de Rigny, comme on s'est plu à
le faire, mais bien au chef du corps auquel ces hommes appartenaient.
L'autre scène, qui se passait à côté
de nous, n'était pas moins émouvante. Nos pauvres
blessés, portés en cacolets, sur des brancards
ou sur les chevaux des chasseurs, purent franchir le torrent.
Mais ceux qui étaient sur des couvertures portés,
ou mieux traînés par quatre hommes qui devaient
avoir, dans ce courant rapide, de l'eau jusqu'à la ceinture,
on devine facilement ce qu'ils devinrent. Ici le spectacle était
indescriptible et navrant, et tel que je n'essaierai pas à
traduire. Il est vrai qu'à la guerre l'égoïste
personnalité et le sentiment de sa propre conservation
sont poussés à un si haut degré, que chacun
ne songe qu'à soi, et qu'on fait même des efforts
pour rester insensible à tout ce qui ne compromet pas
votre existence. Je dis même que la guerre ne serait pas
possible si les militaires, en faisant leur devoir, ne s'exonéraient
pas, en grande partie, de tout sentimentalisme. Les atrocités
que l'on est obligé de commettre et de subir ne pourraient
s'accomplir si l'homme, obéissant aux exigences forcées
de la situation, ne descendait du piédestal intellectuel
où la civilisation et l'instruction l'ont placé
pour se livrer aux actes les plus inhumains. Jeune alors, mes
émotions étaient vives, et mon cœur saignait
à la vue de ces malheureux que le courant arrachait de
la couverture pour les entraîner dans le gouffre de l'éternité.
Jetons un voile sur ce douloureux épisode. Je dirai
seulement qu'en passant moi-même le Rummel, je tournai
la tête en amont, afin d'éviter la vue de ce que
le courant emportait en aval. Une fois passé, je me hâtai
de rejoindre le quartier-général pour prendre
les ordres. Chemin faisant, je rencontrai le capitaine Rebell,
officier d'ordonnance du maréchal. Après nous
être donnés une affectueuse poignée de mains,
le capitaine descendit de cheval pour ramasser à terre
un biscuit couvert de boue. Ce fait de la part d'un officier
d'ordonnance expliquera, mieux que tout ce qu'on pourrait dire,
la pénurie où nous nous trouvions, la vue de ce
biscuit, mes yeux le dévorèrent; le capitaine
s'en étant aperçu me dit : « Cher docteur,
vous avez faim ? » et il me donna le biscuit. A cet acte
de générosité, mon cœur se serra,
mes larmes coulèrent d'émotion et je ne pus remercier
mon bienfaiteur, qui, ému lui même, partit au galop,
me laissant avec son cadeau sans que je pusse le remercier.
Dieu sait pourtant si les remerciements étaient dans
mon cœur ! mais ils ne purent, en cet instant d'émotion,
arriver jusqu'aux lèvres. Resté seul, j'essuyai
le biscuit, que j'aurais bien voulu partager avec mon cheval
; la pauvre tête, depuis quatre jours, n'avait mangé
que quelques centimètres du tronc du figuier où
il était resté attaché au Coudiat-Aty.
Après avoir contemplé cette trouvaille et craignant
de la dévorer trop vite, car nous n'avions pas de ration
en perspective, il fallait songer au lendemain ! Je coupai le
biscuit en plusieurs menus morceaux que je mis dans ma poche,
et n'en mangeai qu'un de temps en temps, assez et seulement
pour donner une légère satisfaction à l'estomac.
Toute l'armée, officiers, soldats et animaux même,
se trouvaient dans les mêmes conditions, à peu
d'exemptions près.
J'arrivai juste au quartier-général pour suivre
le mouvement de retraite. Le Coudiat-Aty fut évacué,
et le Rummel passé sous la protection du 2e léger,
commandant Changarnier, qui s'acquitta de cette mission difficile
avec un courage et un calme qui marquèrent le début
de la carrière si brillante qu'il a parcourue en Afrique.
Nous rejoignîmes ainsi le corps d'armée, qui était
dans le plus grand désarroi. Le maréchal dut même
user, dit-on, de son autorité pour y ramener un peu d'ordre.
Le bataillon d'Afrique, qui formait l'arrière-garde,
quitta, le dernier, Coudiat-Aty et fut assailli par l'ennemi,
lequel, encouragé par le succès, se ruait avec
rage sur les tirailleurs, mais l'intelligent et si calme lieutenant
colonel Duvivier soutint bravement, malgré ses deux blessures,
le choc, et arriva tout près de Mansourah en bon ordre.
Les zéphirs, se sentant plus à l'aise, ayant aperçu
les tentes et les bagages du Bey Yousouf qui n'avaient pu être
emportés, faute de moyens de transports, se ruèrent
dessus et prirent tout ce qu'ils purent enlever. Nous aperçûmes
en passant deux voitures de blessés qui, abandonnées
faute de moyens d'attelages, devinrent fatalement la triste
proie des Arabes.
L'assaut du côté d'El-Cantara avait donc complètement
échoué. Comme à Coudiat-Aty, la première
porte fut enfoncée; mais la deuxième résista
et l'intervalle des deux portes devint une cruelle hécatombe
pour nos malheureux assaillants. Le brave et si sympathique
général Trézel qui était à
la tête de l'attaque, faillit y perdre la vie. Heureusement,
il en fut quitte pour une blessure grave au cou qui le força
à quitter son poste et la mission périlleuse qu'il
remplissait avec tant de courage. La porte d'El-Cantara ayant
résisté, on ne fit aucune tentative sur d'autres
points de la ville. Il existait pourtant au moins deux rues
qui aboutissaient au ravin sans fermeture, communiquant directement
au pont par un sentier étroit, c'est vrai, mais praticable
aux piétons.
Il est bien étonnant que le bey Yousouf, qui prétendait
être si bien renseigné, n'ait pas indiqué
cette particularité si importante au maréchal.
Il est bien permis de supposer, que, vu les relations fréquentes
qui existaient entre les habitants de Constantine et ceux d'Alger
il eut été facile d'avoir moyennant salaire, des
renseignements précis, d'autant que ceux-ci étaient
à la portée de tout le monde surtout des arabes
qui avaient séjourné à Constantine ; et
ils sont nombreux à Alger. Mais il était écrit
que cette expédition, conseillée et encouragée
par la pensée ambitieuse d'un homme intelligent, je le
veux bien, mais dont les antécédents n'étaient
pas à la hauteur de la confiance si exclusive d'un maréchal
de France, surtout pour une œuvre qui engageait si fort
sa responsabilité ; l'honneur de son pays, et, par-dessus
tout, le prestige et la gloire de l'armée en face d'un
peuple qu'elle a l'intention de soumettre. Loin de moi la pensée
de vouloir diminuer le mérite de Youssouf, que j'ai beaucoup
connu et avec qui j'ai eu, des relations suivies et amicales.
Si on n'a pu savoir exactement d'où il venait et quels
avaient été ses antécédents, on
apprit bien vite que c'était un homme intelligent, excellent
et beau cavalier ; physionomie sympathique et courageux à
l'excès : qualités essentielles pour réussir;
possédant parfaitement l'italien et l'arabe, ces deux
langues qui permettent de dire si agréablement, aux uns
ce qu'on pense, et de charmer les autres en leur disant ce qu'on
ne pense pas ; sachant assez de français pour interpréter
ces deux langues dans tout ce qui pouvait lui être favorable.
Toutes qualités qui le posèrent immédiatement
comme un homme dévoué à notre cause et
pouvant nous être essentiellement utile au moment de notre
arrivée dans un pays où tout nous était
si complètement étranger.
Le colonel Duvivier dut rappeler ses hommes et réformer
bien vite le bataillon afin de soutenir et de tenir en respect
l'ennemi qui se précipitait en masse sur l'arrière-garde
; ce qu'il fit avec courage et succès jusqu'à
ce que l'armée put commencer le mouvement régulier
de retraite. Sitôt en marche, le bataillon d'Afrique fut
remplacé par celui du 2e Léger.
L'armée témoignait ostensiblement de l'impatience
pour se mettre en marche. Le maréchal avec un calme qui
contrastait singulièrement avec cette agitation, donna
l'ordre formel d'attendre le moment qu'il jurerait opportun.
Ce moment arriva lentement : mais que de regrets on laissait
derrière soi en pensant aux pauvres soldats qu'on avait
dû forcément abandonner, devenus déjà
la victime de nos cruels ennemis !.. L'armée se mit enfin
en mouvement : Notre brigade, qui avait été d'avant-garde
en allant, formait l'arrière-garde ; le bataillon du
2e léger, l'extrême arrière-garde. Les troupes
du Bey Yousouf, marchaient en avant pour éclairer la
marche.
Parlerai-je du moral de l'armée en ce moment critique
dont l'avenir tenait à si peu ?... Entourée d'une
armée nombreuse dont les cris de joie, les tam-tams de
sa musique arrivèrent jusqu'à nous : composée
d'hommes dispos, bien nourris, enivrés d'un succès
qui pouvait tripler leur courage, elle eut pu, en ce moment
suprême, nous écraser; tandis que nous, on peut
bien l'avouer, nous étions tous sous le poids d'un sentiment
qui n'était pas précisément celui de la
victoire : à peine même celui de l'espérance.
On aimait à être seul avec ses pensées et
à se recueillir de temps en temps; on recherchait un
appui chez son voisin qui saisissait cette occasion avec le
même empressement. Les figures étaient calmes,
mais tous bien résignés à vendre chèrement
leur vie à l'ennemi, dont une attaque générale
paraissait à tout instant imminente ; elle n'était
douteuse pour personne, tant elle paraissait dans la logique
des événements et de la situation militaire. Heureusement
pour nous, un chef capable de comprendre les deux situations
lui a manqué; l'ennemi n'osa pas attaquer tant que l'armée
resta au repos. Mais sitôt qu'il s'aperçut d'un
commencement de marche on le vit s'avancer au galop ; fantassins
et cavaliers pour tomber sur l'arrière-garde. La ligne
des tirailleurs eut quelque mal à se former. On eût
en ce moment trouvé peu de volontaires en dehors des
hommes que leur tour de service y appelaient: Comme je le disais
tout-à-l'heure, ayant horreur des distances, les tirailleurs
se rapprochaient trop de leurs camarades. Un instant même
pour remplir les intervalles qu'ils laissaient, et faire nombre,
les officiers sans troupe, armés d'un fusil, allaient
se placer sur la ligne des tirailleurs. Il y eût, un moment,
des craintes très sérieuses et bien motivées.
Une nuée d'arabes se rua, en criant, sur l'arrière-garde,
ayant l'air de vouloir tout enfoncer. Le moment parût
très critique. C'est alors que le commandant Changarnier,
qui était à l'extrême arrière-garde,
voyant s'avancer au galop cette avalanche de cavaliers et de
fantassins, ne vit de salut pour son bataillon et pour l'armée,
que dans la formation du carré. A peine eut-il le temps
de le former, qu'une fusillade bien nourrie retentit de part
et d'autre ; presque au début de ce combat acharné,
le commandant reçut un coup de feu au cou qui lui fit
faire un mouvement de tête. Aussitôt le bruit se
répandit parmi ses braves qu'il était blessé.
Le commandant craignant l'effet que pouvait produire cet accident,
s'écria d'un ton ferme : Ce n'est rien, mes amis. Vive
le roi ! et en avant ! Tout le bataillon répéta
le cri de : Vive le roi ! le bataillon fut si bien en avant
qu'il repoussa vigoureusement l'ennemi et put reprendre, sans
être trop tourmenté, le déploiement de ses
hommes. Je n'étais pas très éloigné
du bataillon, puisque je vis la formation du carré. Quant
aux paroles du commandant, je les tiens du sergent-major Paillés
qui me les a répétées le soir même,
et du chirurgien-major Mestre. La blessure n'était heureusement
pas grave; une simple égratignure de la peau au devant
du cou.
Ce fait d'armes, qui fait le plus grand honneur au bataillon
et surtout à son commandant qui y a puisé une
récompense bien méritée, eût le double
avantage de donner une verte leçon aux arabes et de nous
démontrer leur pusillanimité à avancer
contre nos baïonnettes. Car en s'imposant le sacrifice
d'une centaine d'hommes, ils auraient pu culbuter et anéantir,
nombreux qu'ils étaient, ce bataillon, déjà
exténué; et tomber ensuite sur nous et sur toute
notre pauvre et si piteuse armée. En somme, ce succès
releva le moral et nous redonna de la confiance. Bientôt
on ne parla que de ce bataillon et de son brave commandant.
Quoique l'ordre de marche fut un peu rétabli, le mouvement
de retraite se présentait sous des aspects très
effrayants d'autant que jusqu'alors le mauvais temps, la pluie
et la boue avaient considérablement assombri le moral
de tous. Fort heureusement, le soleil, qui était resté
si longtemps caché, apparut sur l'horizon, et ses rayons
vivifiants vinrent dissiper un peu les sombres nuages. Les soldats,
qu'un rien suffit pour ranimer le courage, saluèrent
avec joie cette apparition par une exclamation très pittoresque.
Chacun son tour, dirent-ils ; Mahomet a été trop
longtemps de semaine, il est juste que Jésus-Christ commence
les siennes. Plusieurs hommes étaient morts de faim et
de froid. Quelques-uns ne pouvant plus se soutenir, et manquant
de transports, furent forcément et malheureusement oubliés
; se voyant perdus, ils se couchaient, se couvraient la tête,
attendant le yatagan qui devait terminer leurs souffrances.
Les arabes stimulés par la promesse d'une prime de dix
piastres par chaque tête de français décapitaient
les morts, les mourants et même les blessés.
Tout en cheminant j'aperçois un artilleur qui tirait
un beau biscuit de son sac; je courus à lui comme un
affamé et lui demandai s'il voulait me le vendre et s'il
en avait d'autres. Major, je peux vous en vendre deux seulement.
Combien ? ce que je les ai vendus ce matin au colonel, X...
vingt francs chaque. Je donnai deux pièces de vingt francs
et rejoignis avec joie mon poste. Deux biscuits dans ma poche
et pas boueux du tout, bien jaunets, biscuits de la marine encore
Mais c'était une trouvaille miraculeuse et je ne l'avais
payée que quarante francs ! C'était rien pour
la bourse, rien, et beaucoup pour mon pauvre estomac qui se
montrait dans cette circonstance bien tolérant... Aussi
que de promesses je lui faisais pour le dédommager si
nous pouvions nous trouver un jour en face d'un meilleur couvert
! On voit que mes deux biscuits tout en me satisfaisant modestement
pour le moment réveillaient des idées plus ambitieuses
pour l'avenir. Nous cheminions tant bien que mal, escortés
par une nuée d'arabes jusqu'au plateau de Mécénès.
Avant d'y arriver, nous fûmes témoins d'un bien
triste spectacle. J'ai dit plus haut que les prolonges de l'administration,
chargées de vivres, s'étaient embourbées
et n'avaient pu être traînées plus loin ;
l'escorte, assaillie par l'ennemi en nombre et certain de ne
pas rencontrer de résistance, se rua sur elle avec rage
; il y eut probablement un sauve qui peut. Ceux qui ne purent
fuir furent impitoyablement massacrés et les voitures
pillées. Les voitures embourbées étaient
entourées de cadavres, on en voyait dessus, dessous,
sur les roues, affectant encore des attitudes défensives;
d'autres, trop nombreux, étaient perdus dans la boue
; on devinait leur présence par quelques membres qui
apparaissaient au-dessus du cloaque. La plupart avaient été
décapités ; comme je viens de le dire, le plus
grand nombre se perdaient dans la boue, sur lesquels il nous
fallut passer. Nos cœurs étaient navrés d'un
pareil spectacle ; mais il fallait fuir et songer au lendemain.
Oh ! la guerre ! la guerre !...
Là nuit, sur le plateau de Mécénés,
fut mauvaise. On savait que nous avions le lendemain à
traverser un défilé étroit, difficile qui
serait gardé par l'ennemi et que nous aurions probablement
bien du mal à franchir. On dormit peu et on réfléchit
beaucoup. A tout instant, on était tenu en éveil
par des coups de fusil tirés par et sur les avant-postes.
Enfin, après cette nuit d'angoisses, le jour parut. Heureusement
le maréchal dormit encore moins que nous. Avant le jour,
il avait pris ses dispositions et donné les ordres ;
devançant l'ennemi, il avait fait occuper les points
dominant le ravin et fait placer des tirailleurs aussi loin
que possible de la colonne, pour tenir l'ennemi à une
distance respectueuse. Cette mesure intelligente sauva l'armée
probablement mieux que l'affaire du bataillon carré du
2e léger. Ici encore les Arabes se présentèrent
en faisant preuve d'une grande pusillanimité ; car quelques
mille hommes bien résolus eussent suffi pour balayer
nos tirailleurs, peu confiants en ce moment, et tomber sur la
colonne qui, ne pouvant se défendre au fond de ce défilé
étroit, aurait été presque à leur
merci. C'est dans ce moment je crois, qu'un personnage qui avait
suivi l'armée, attaché au prince, saisi d'une
frayeur un peu trop justifiée, se présenta dans
un simple appareil, mais armé d'un fusil de chasse, devant
le maréchal. « Ah ! Monsieur le maréchal,
lui dit-il, Dieu nous fera-t-il la grâce de nous tirer
de ce mauvais passage ? »
Le maréchal lui répondit de l'air le plus calme
: « Vous pouvez être tranquille, Monsieur, je vous
en sortirai sans que Dieu s'en mêle. » Nous en sortîmes
en effet non sans que nos braves soldats n'aient eu à
déployer un courage que la vacuité de leurs gasters
ne permettait pas d'espérer. Ce défilé,
qui tenait toute l'armée en haleine, une fois franchi,
tout le monde respira plus à l'aise. Le terrain devenant
plus découvert, on avait moins à craindre les
surprises ; une batterie ennemie nous envoya quelques coups
de canon dont les boulets, passant sur la colonne, firent peu
de mal. En même temps, l'armée du bey Achmet se
présenta à une grande distance, étendards
et oriflammes déployés, précédée
de sa musique qui jouait et faisait raisonner à tour
de bras des tams-tams. Elle prenait sa revanche sur celle de
Yousouf qui, avant abandonné ses tambours et ses flûtes
dans les grottes de Mansourah en était réduite
à écouter et à subir celle de son adversaire.
Le brave commandant de Richepanse porté sur un brancard
par huit hommes de bonne volonté du 17e léger
mourut ce jour-là.
Après ce passage si émouvant, le terrain devint
moins accidenté et plus à découvert. Aussi
apercevait-on au loin à notre droite les troupes d'Achmet
qui nous suivaient ayant l'air de vouloir camper à côté
de nous pour être le lendemain plus rapprochées
et nous attaquer au réveil. Un instant même elles
eurent l'air de se rapprocher assez près pour faire croire
ou craindre une attaque. Nous étions en ce moment dans
une immense plaine remplie de chardons et surtout d'asphodèles
à tiges très élevées. Le soleil
était à son couchant; ces hampes isolées
et espacées produisaient un effet fantastique. C'est
ici que se produisit un évènement grave, qui a
coûté cher à un général qui
commandait l'arrière-garde où je me trouvais.
Je ne me permettrai pas de l'apprécier puisqu'il l'a
été par un conseil de guerre. Cependant au point
de vue de la vérité et de l'histoire, je ne puis
m'empêcher, j'ai même le devoir de raconter ce que
j'ai vu de mes propres yeux. On a dit à tort que ce général
aurait pris dans un moment d'hallucination ou de faiblesse ces
hampes végétales pour des arabes venant nous attaquer.
J'ignore si le général eut cette pensée
: Mais ce que je puis assurer, c'est qu'elle vint à l'esprit
de bien d'autres militaires. Voici dans toute sa simplicité
ce qui survînt : Avant de s'engager dans le défilé
très étroit de Mecenès et pendant ce difficile
passage, l'armée fut sous l'influence de la crainte,
bien justifiée d'ailleurs, d'y être sérieusement
attaquée. Une fois sortie saine et sauve de ce mauvais
pas ; étonnée du silence si incompréhensible
de l'ennemi ; se trouvant dans une contrée découverte
où les arabes n'apparaissaient qu'à une distance
respectueuse, tout le monde respira plus à l'aise : chacun
éprouva le besoin de briser un peu son rang, prendre
un peu de liberté et causer avec ses voisins. Mais ce
déplacement n'a jamais été jusqu'au désordre,
comme on l'a prétendu. Un temps superbe favorisait ces
échanges d'émotion ou mieux de vraie satisfaction.
Bientôt vers les dix heures du matin, on aperçut
débouchant à notre droite, à une bonne
distance, l'armée d'Achmet Bey, qui marchait parallèlement
à nous, oriflammes déployées. La musique
dont nous pouvions entendre les tams-tams, avait l'air de venir
de notre côté. La voyant si près, et se
rapprocher, il était bien permis de supposer qu'Achmet
ne l'avait pas envoyée pour nous faire honneur ; le général
put croire un instant qu'elle avait l'intention d'attaquer l'arrière-garde
selon l'habitude arabe. Notre colonne se trouvait très
longue et peu compacte à l'arrière-garde où
il y avait un grand nombre de traînards qui avaient de
la peine à suivre, tandis que l'avant-garde et le centre
pressaient peut-être un peu trop le pas pour atteindre,
avant 1a nuit, l'emplacement du bivouac, prés de l'Oued-Teaga.
La brigade d'arrière-garde ne pouvant, à cause
des traînards, des éclopés et du manque
de transports, suivre ce mouvement, resta un peu isolée
de la colonne principale. Pendant ce temps les troupes d'Achmet-Bey
avaient l'air de venir à nous tout en nous régalant
toujours de sa musique qui ne cessait de tambouriner. C'est
en ce moment que vint le lieutenant Bertrand dire, je crois,
au général de Rigny de hâter un peu la marche:
le général lui aurait répondu qu'il ne
pouvait faire l'impossible et engagea M. Bertrand à prier
le maréchal de ralentir un peu la sienne ou de faire
une halte pour donner le temps aux éclopés de
rejoindre la colonne, ajoutant que si les arabes venaient l'attaquer,
il ne se croyait pas en état de se défendre. Bertrand
partit. Le général ne recevant aucune réponse
envoya son aide-de-camp, le capitaine Poulle, pour faire les
mêmes observations. Celui-ci ne revenant pas assez tôt,
le général s'impatientant, quitta son poste et
fut lui-même trouver le maréchal. Il se produisit
en ce moment chez le général un état psychologique
inexplicable ; que se passe-t-il entre lui et le maréchal
?... Ce qu'il y a de certain et ce dont j'ai été
témoin, c'est que pas le moindre désordre ne se
produisit dans l'arrière-garde, tout le monde était
aussi calme que les circonstances le permettaient. Tout pouvait
cependant faire craindre d'être attaqués ou du
moins très inquiétés par les arabes et
commandait certaines précautions. Ce qui est certain,
c'est que cette entrevue eut pour résultat de faire mettre
une batterie en bataille en face des arabes et d'y rester jusqu'à
ce que l'arrière-garde eût complètement
défilé derrière elle et eût rejoint
la colonne. Quant aux troupes d'Achmet tout le monde put les
voir marcher à côté de nous, s'arrêter
et dresser leur bivouac parallèlement au nôtre.
Le soir, leurs feux si bien apparents et bien alimentés,
ne se confondaient pas malheureusement avec les nôtres
; nous aurions été pourtant bien heureux de ce
mélange si, surtout, celui des hommes avait pu se faire
sous d'aussi salutaires auspices. Nous, nous n'avions d'autres
bois que les hampes sèches des chardons et des asphodèles
peu propres aux exigences du moment. La nuit se passa avec la
préoccupation d'être vigoureusement attaqués
le lendemain de bonne heure. Ce fut à ce bivouac et pendant
cette nuit que mourut le brave capitaine Grand. Le maréchal,
prévoyant une attaque donna l'ordre de lever le camp
à trois heures du matin, sans tambour ni trompettes,
pour ne donner aucun signal de notre départ à
l'ennemi. Nous fîmes au bivouac de l'Oued-Télaza
une grande trouvaille, deux ou trois immenses silos remplis
de blé, d'orge et de fèves de marais. Tout le
monde courut aux provisions ; pour moi qui avais fini mes deux
biscuits, je remplis de blé toutes mes poches ainsi que
les sacoches de la selle. Avec cette provision, j'étais
tranquille sur l'avenir. Je comptais sur la qualité de
mes dents pour broyer le grain de blé et sur mon estomac
pour le digérer sans levain. Cette disette me rappelle
l'époque où les Romains, ignorant encore la panification
avec le levain, mangeaient le blé comme du riz; plus
tard quelqu'un ayant imaginé de rôtir la graine
de blé, le deuxième roi de Rome Numa Pompilius,
institua une fête pour célébrer cette utile
invention. Rien de nouveau sous le soleil. Nous n'étions
donc pas les premiers à en être réduits
à manger le blé en nature; seulement les romains
pouvaient le faire griller, ou cuire, tandis que nous, nous
étions totalement privés de ce complément
préparatoire. A la retraite des dix mille, commandée
et racontée par Xénophon, les hommes eurent à
subir bien plus de temps encore les mêmes misères.
Au bout d'une heure, je m'aperçus que mon cheval prenait
une allure incertaine ; lui si fort, si vigoureux, jusqu'alors,
malgré le peu de nourriture qu'on avait trouvée,
cette faiblesse, survenant tout à coup, m'étonna.
Peu à peu, ses jambes faiblirent et il s'affaissa complètement
sous moi. J'appris alors que mon ordonnance lui avait donné
une trop forte ration d'orge; la pauvre bête n'ayant rien
mangé pendant deux jours, était devenue fourbue
sous l'influence d'une trop grande quantité de cet aliment
; elle mourut le jour même et me laissa dans un bien grand
embarras. C'était un cheval arabe pur sang, un des plus
beaux et des plus vigoureux de l'expédition. Je reçus
une foule de compliments de condoléances pour une aussi
grande perte, en cette circonstance surtout. Je le quittai en
pleurant et n'osai me retourner pour lui faire mes derniers
adieux et pour ne pas le voir dépecer; car j'étais
certain qu'il ne resterait pas longtemps intact et que nos malheureux
soldats se le disputeraient de suite pour calmer leur faim.
Ce qui arriva instantanément.
Je fus donc réduit à continuer la route à
pied. Ma situation devenait critique; car je ne perdais pas
seulement le cheval, mais la nourriture de blé qui était
dans les sacoches; j'y suppléai le mieux possible en
en remplissant mes poches.
Le 26, la journée commença bien mal; je n'ai
jamais pu savoir si l'administration avait ou n'avait pas été
informée de l'heure du départ. Toujours est-il
que le chargement des nombreux malades et éclopés
ne commença qu'à l'instant où les troupes
se mirent en mouvement. Ce chargement dut se faire trop à
la hâte ; les prolonges chargées, elles se mettaient
en mouvement ; et, à peine parties, je les suivais à
pied avec deux ou trois infirmiers. Bientôt je me trouvai
aux prises avec un groupe d'une vingtaine de malades ou blessés
qui criaient en implorant du secours ; tous nos moyens de transport
étant épuisés, je me retournai et ne vis
autour de moi aucune ressource ; apercevant le convoi du génie
je courus implorer quelques places en faveur de ces malheureux
; tout le monde passa en silence, sourd à mes instantes
supplications; puis vinrent les fourgons et équipages
de l'artillerie, j'y trouvai la même indifférence.
J'étais pourtant convaincu qu'avec un peu de bonne volonté,
il aurait été facile de placer quelqu'une de ces
victimes sur les fourgons qui ne semblaient pas très
encombrés. Mes instances furent inutiles. Je revins,
ému, désespéré auprès de
mes malades ne sachant comment je m'en séparerais. Parmi
eux se trouvait un de mes blessés qui me reconnut et
que j'avais eu tant de peine à faire charger su Coudiat-Aty.
" Major, me disait-il en pleurant, faites-moi charger,
je vous en supplie ; les arabes qui nous poursuivent vont nous
couper le cou. S'apercevant que je faisais un mouvement pour
m'éloigner, il saisit l'angle de ma capote et s'y attacha
avec la violence du désespoir : d'autres malheureux réclamaient
la même faveur et rien absolument ne me permettait de
leur donner le moindre espoir. Ma position comme on le devine,
était cruelle ; j'en étais navré ; car
ces malheureux, à peine abandonnés, allaient être
victimes de la cruauté de l'ennemi. Enfin perdant tout
espoir et voyant la dernière ligne de tirailleurs s'approcher
suivie par une nuée d'arabes, qui yioloulaient comme
des cannibales, détournant la tête je fis une tentative
pour m'échapper, je faillis même pour terminer
cette terrible lutte ôter ma capote et l'abandonner ;
mais il faisait froid et ne pouvait être d'aucune utilité
pour le malheureux. Puis, l'instinct de conservation aidant,
et me trouvant tout à fait impuissant, par un effort
suprême que je n'oublierai de ma vie, je fis lâcher
prise en promettant à ces malheureux d'aller rejoindre
les cacolets, que je ne voyais pas, dans le lointain, sur la
ligne des tirailleurs, et je partis au galop pour rejoindre
la colonne. A chaque levée de bivouac nous étions
habitués à voir les arabes arriver et se ruer
sur l'emplacement de l'ambulance pour y chercher tout ce que
nous avions abandonné; y profaner surtout les cadavres
et se partager leurs têtes. La même avidité
allait les faire se précipiter sur ce dernier bivouac
où ils allaient trouver matière à assouvir
leur férocité.
En gravissant une petite côte dominant le bivouac nous
pûmes distinguer au milieu des hurlements sauvages que
les arabes poussaient à la vue de leurs victimes abandonnées
et entendre même les cris de nos malheureux qu'on égorgeait.
Le capitaine Morice du 3e chasseurs à cheval qui commandait
un peloton d'arrière-garde entendant les cris d'allégresse
de ces cannibales ne put résister au sentiment d'humanité
provoqué par un si horrible spectacle. N'écoutant
que la voix du cœur et de son courage il partit au galop,
sans ordres, avec ses hommes. A ce départ, prompt comme
l'éclair, comme la pensée qui l'avait provoqué,
nous crûmes qu'il ne reviendrait pas et que lui et son
faible peloton allaient grossir le nombre de nos victimes. En
le voyant arriver au bivouac charger à l'arme blanche
cette nuée d'arabes qui se ruaient sur nos pauvres malades,
nous, simples spectateurs de ce drame, nous n'osions respirer
tant l'événement qui allait s'accomplir nous émouvait
: heureusement la scène changea très vite. Nos
chasseurs, animés et excités par la bonne action
qu'ils allaient commettre chargèrent l'ennemi comme des
lions : les arabes, à la vue de nos cavaliers qui, au
premier choc, couchèrent par terre plusieurs des leurs,
les autres prirent la fuite et s'éloignèrent assez
pour permettre à nos cavaliers de saisir quelques malades,
de les charger et de les ramener à l'ambulance. Le capitaine
perdit seulement un homme et n'eut pas d'autres blessés.
Ce trait de haute humanité et de bravoure fit le plus
grand honneur au capitaine Morice ; il fut le point de départ
de la carrière brillante qu'il a parcourue, et lui ouvrit
la route qui le conduisit rapidement au grade de général.
On a beaucoup crié contre le général de
Rigny accusé, bien à tort, d'avoir abandonné
les blessés au Coudiat-Aty, au nombre de quatre seulement.
Dans ce bivouac de Telaga on en a laissé plus de vingt;
à qui incombe cette énorme responsabilité
? On a dit que l'intendant avait fait commencer ce chargement
trop tard; mais les malades devaient-ils être responsables
et payer de leur vie cette négligence purement administrative
? Est-ce que le devoir du chef d'état-major ne consiste
pas à s'assurer, avant de lever le camp et de se mettre
en marche, si tout est prêt et, par-dessus tout, si les
malades sont chargés et l'ambulance en état de
suivre le mouvement ?... Ce triste épisode témoigne
comme celui de Guelma en allant, et celui du Coudiat-Aty de
l'incurie qui avait présidé du début et
pendant cette expédition. Une heure après le départ,
un homme du 17e léger vint me prier d'aller voir un de
ses camarades qui, ne pouvait plus marcher et était exténué
de faim et de fatigue; je le trouvai couché le long d'une
haie ; je lui fis boire quelques gouttes d'eau-de-vie qui se
trouvaient au fond de mon bidon ; j'allais appeler quelques
hommes pour l'aider à marcher, ou le porter lorsque le
vieux duc de Caraman, avec ses soixante-seize ans, passa à
cheval ; me voyant à pied et prodiguer mes soins à
un malade, il s'arrêta; après quelques questions
il descendit et m'offrit son cheval pour porter ce malade jusqu'à
l'ambulance, tenant lui-même la bride pour conduire l'animal.
Nous causâmes beaucoup sur cette expédition, les
sujets ne faisant malheureusement pas défaut pour alimenter
la conversation. Entre tout ce qu'il me dit, je n'ai jamais
oublié ces paroles : « Docteur, me dit-il, il y
a, au-dessus de tous ces malheureux évènements,
une chose qui m'étonne et qui me transporte d'admiration
pour l'armée : c'est la résignation avec laquelle
le soldat supporte ses misères ; il n'a rien à
manger ni à boire; il se bat du matin au soir ; se couche,
s'il le peut, dans la boue, ou y meurt même d'inanition
et de douleur; pas une plainte ne sort de sa bouche ni de celle
de ses camarades : c'est admirable ». Le duc était
venu à cette expédition pour y voir un petit fils
et lui donner un bon exemple d'humanité, de courage et
de dévouement.
Le temps continuait à être magnifique et se maintint
ainsi jusqu'à Bône. Nous arrivâmes, vers
les quatre heures du soir, à l'extrémité
basse de la vallée, au marabout de Sidi-Tamtam, lieu
choisi pour le bivouac : près de l'eau et à côté
de silos nombreux qui nous fournirent leurs ressources. Le maréchal,
voulant faire respecter la petite mosquée qui recouvre
le tombeau de ce personnage, y avait envoyé un officier
et fait mettre une garde. Mais il ne fut pas possible de maintenir
cette protection contre les besoins de toute l'armée.
Sidi-Tamtam finit par céder charitablement, pour faire
bouillir la soupe de nos soldats, le toit du logis où
il repose. Bonne œuvre digne d'un saint dans toutes les
religions. Les croyants indigènes lui auront rendu sa
toiture.
Une précaution qui avait été négligée
jusqu'alors, fut prise ; les corps reçurent ordre de
fournir chacun, selon sa force, un certain nombre de couvertures
pour le service de l'ambulance, afin que les malades fussent
mieux couverts; les nuits étaient très froides.
Tous les chefs de corps ou de service et un officier général
furent convoqués le soir, dans la tente du maréchal
; la France a retenti de ce qui s'y passa.
27 Novembre. Journée où d'assez grandes difficultés
restaient encore devant nous. A mesure qu'on avançait
à travers des périls sans cesse surmontés,
vers le Ras-el-Akba, ce Ras-el-Akba grandissait dans les imaginations
et devenait un épouvantail de plus en plus menaçant;
sitôt que, contre les pressentiments de quelques-uns,
on se fut passablement tiré d'affaire au voisinage de
Constantine, la partie craintive et jaseuse de l'armée
(incapable de retenir des réflexions qui, cependant,
lui faisaient peu d'honneur), avait dit autour d'elle : «
Mansoura n'a pas été notre tombeau, il est vrai
; mais ceci n'est encore rien, nous n'avons eu là sur
les bras que des cavaliers ; des turcs et des habitants de la
ville ; nous avons résisté à cette multitude.
Attendez ; les Kabyles de Bougie sont autrement guerriers, autrement
farouches, autrement redoutables et irrésistibles que
ces cavaliers et cette infanterie. Que deviendrons-nous alors
? »
La journée, quoique fatigante, fut moins agitée.
Les arabes nous suivaient en nombre, mais à une distance
moins agaçante. Il en fut de même jusqu'à
Med-Jez-amar où l'ennemi, repoussé constamment
depuis notre départ de Constantine, crut se venger de
sa faiblesse par un acte de cruauté qui touchait bien
plus ses coreligionnaires que nous. Avant d'arriver à
Med-Jez-Amar, il fallait traverser ou passer tout à côté
d'un grand douar. Eh bien ! les Arabes pour arrêter ou
du moins contrarier notre marche et détruire tout moyen
de ravitaillement, imitèrent microscopiquement Rostopchine
en Russie; ils mirent le feu sur plusieurs points du village
en même temps, et nous donnèrent ainsi le spectacle
d'un magnifique incendie. Ce ne fut pas malheureusement le seul
phénomène qui eût donné à
cette expédition quelque ressemblance avec celle, aussi
mal conçue, de Moscou; il n'y avait qu'une différence
de nombre. Mais les misères sont toujours les mêmes
qu'elles s'appliquent à un seul ou à un million
d'hommes. Le campement de Med-Jez-amar fut très agité.
Les Arabes sentant que leur proie allait les abandonner, voulurent
nous laisser un dernier souvenir de leur fureur et de leur faiblesse.
Se cachant au milieu des taillis ou derrière les plus
proches arbres qui entouraient le camp ils espéraient
qu'on n'irait pas les déranger de leur position. D'un
difficile accès pendant le jour à plus forte raison
la nuit, ils ne cessèrent de tirailler et de nous tenir
sur nos gardes. En attendant tout se préparait pour leur
faire la chasse le lendemain de bonne heure. Heureusement les
reconnaissances qu'on fit, trouvèrent le terrain complètement
abandonné. Nous pûmes ainsi respirer un peu à
l'aise et nous préparer lentement au départ. C'est
ici que parut le fameux ordre du jour qui visait le général
de Rigny et qui le conduisit devant un conseil de guerre. Je
vais en donner une copie exacte.
« Honneur soit rendu à votre courage, soldats
! Vous avez supporté avec une admirable constance les
souffrances les plus cruelles de la guerre. Un seul a montré
de la faiblesse ; mais on a eu le bon esprit de faire justice
de ses propos imprudents ou coupables qui n'auraient jamais
dû sortir de sa bouche.
Soldats ! dans quelque position que nous nous trouvions ensemble,
je vous en tirerai toujours avec honneur ; recevez-en l'assurance
de votre général en chef. »
Cet ordre du jour auquel personne ne s'attendait fut comme
un coup de foudre. Ceux qui n'étaient pas initiés
au mystère qui s'était accompli sous la tente
du maréchal, entre lui et le général de
Rigny, en furent d'autant plus surpris qu'aucun acte ostensible
ne semblait avoir pu motiver un pareil blâme.
L'armée se mit en marche et le maréchal, voyant
l'ennemi disparu, jugeant sa présence moins nécessaire,
prit les devants pour aller visiter le camp de Guelma et vint
nous rejoindre au camp de Houmman Birda où nous arrivâmes
de bonne heure vers midi. Quant au général de
Rigny, aussitôt l'ordre du jour paru, il quitta l'armée
et se rendit directement à Bône, accompagné
de son aide-de-camp et d'une faible escorte.
Pour la première fois depuis notre départ de
Bône, nous reçûmes une distribution de quelques
vivres, surtout de riz. Sitôt pris, sitôt mis au
feu; tout le monde attendait sa cuisson avec une impatience
fébrile. Enfin, on nous en servit un immense chaudron
autour duquel nous nous mîmes dix pour y puiser à
même. Rien de curieux comme ces dix affamés attendant
avec impatience que ce plat pantagruélique, servi bouillant,
dont la fumée épaisse, laissait en passant une
odeur appétissante, fut un peu refroidi.
Quelques pressés ayant voulu devancer ce moment, s'y
brûlèrent et nous ne tardâmes pas à
les suivre. Jamais met n'a été trouvé si
bon et si bien assaisonné. Oh ! comme la faim rend les
convives indulgents ! Le riz étant encore très
chaud, les bouches délicates qui ne pouvaient le supporter
demandèrent à se numéroter, afin qu'elles
pussent avoir la part qui leur revenait : mesure prudente, car
quelques convives, à bouche caoutchoutée, engloutissaient
plus que leur ration. Nous n'étions pas encore à
la fin du repas, le commandant Filippi, que nous avions laissé
au camp de Guelma, me fit signe et m'invita à venir de
suite avec lui pour partager son déjeuner, à Guelma,
à vingt minutes du camp. Il me fit prendre un chemin
détourné dans la crainte d'être suivi par
quelque camarade. Arrivé dans sa tente, on nous servit
du bœuf à la mode dont l'odeur me mit en état
d'extase et dont le goût me représenta tous les
bonheurs culinaires. Je ne mangeais pas, je dévorais
; me rappelant cependant la cause de la mort de mon pauvre cheval
pour avoir trop mangé une bonne chose, j'eus le courage
de me contenir afin de ne pas devenir à mon tour fourbu.
Un incident assez comique survint pendant notre repas fait au
milieu des ruines romaines. Le colonel anglais Campell qui avait
suivi l'expédition et qui venait visiter les ruines de
Guelma, passant à cheval devant nous, s'arrêta
pour me saluer. Filippi m'autorisa à lui offrir un verre
de vin, chose rare en ce moment. Le colonel accepta volontiers,
mais en me voyant lui verser du vin rouge, il me dit: Non, docteur,
du vin blanc, je l'aime mieux ; à cette observation je
faillis laisser tomber la bouteille d'indignation; je ne comprenais
pas qu'en ce moment de disette et de pénurie on put avoir
le courage et l'impertinence d'oser faire acte d'une semblable
raffinerie. Je lui répondis, presque indigné,
que je n'en avais pas ; mais qu'il n'avait qu'à suivre
la muraille qu'il trouverait, tout à fait au bout des
ruines, une auberge où il pourrait s'en faire servir.
Il me remercia et continua son chemin : il chercha longtemps
le cabaret. Le commandant me gronda presque de lui avoir donné
cette direction dans la crainte qu'il ne trouvât, au lieu
de vin blanc, quelque arabe embusqué dans les ruines
isolées et lui envoyât un peu de plomb en place.
Le repas fini, je pris congé de mon j aimable amphitryon
en lui adressant, bien entendu, force remerciements, et en lui
donnant rendez-vous à Alger. Je rejoignis le camp, d'où
le maréchal et le prince étaient partis se rendant
directement à Bône en brûlant les camps de
Nechmëya et de Dréan. Me rappelant l'histoire des
scorpions, en allant, j'eus bien soin de ne plus toucher aux
pierres sur lesquelles j'étais couché. Le 30 nous
arrivâmes à midi au camp de Dréan. Le silence
et le calme qui se bisaient autour de nous annonçaient
l'éloignement de l'ennemi et le rapprochement de nos
camardes: finalement la fin de nos misères. Le temps
était beau et se mettait de la partie pour fêter
notre retour. L'arrivée au camp de Dréan fut saluée
d'une joie qui nous émut profondément, mais ne
nous ôtait pas l'appétit. Je descendis chez le
comptable des vivres qui nous avait fait préparer un
bon déjeuner. Pendant que celui-ci se préparait
nous eûmes la mauvaise idée d'entrer dans une pièce
remplie de pains de munition. Personne ne put résister
au plaisir d'en manger ; nos appétits féroces
le trouvèrent si bon que pas un ne put ou n'eût
le courage de s'arrêter. Chacun de nous dévorait
et les pains disparaissaient comme les biscuits à la
cuillère. Nous en prîmes tant et si bien que, lorsqu'on
vint annoncer que le déjeuner était servi deux
d'entre nous seulement eurent la force d'aller se mettre à
table, les autres ne demandèrent qu'à se coucher
pour faciliter le travail de l'estomac que nous venions de condamner
à une si rude besogne. Tout passa et se passa bien, car,
après trois ou quatre heures d'un bon somme, sur un matelas,
nous pûmes, avec un peu d'exercice nous préparer
au repas du soir auquel nous fîmes l'honneur qu'il méritait.
Le lendemain nous rentrâmes à Bône, terme
de cette triste campagne ; j'allais dire de cette équipée
qui n'ajouterait pas un fleuron bien glorieux à la couronne
de celui ou de ceux qui l'ont conçue et entreprise.
Cette expédition se termina par un trait, une bonne
œuvre, qui fait le plus grand honneur au prince, duc de
Nemours lequel, malgré son indisposition durant toute
l'expédition, n'a cessé de suivre à cheval
le général en chef.
Avant ou pendant le campement de Med-Jezmar, Youssouf avait
réussi à faire plusieurs prisonniers arabes blessés
qui n'avaient pu fuir. Ils furent conduits auprès du
maréchal. Au lieu de la mort qu'ils redoutaient et qu'ils
avaient méritée, ils furent bien étonnés
de voir que le chirurgien du prince, M. Baudens, mon ancien
maître et ami, leur donna ses soins, comme il savait les
donner. Les pansements faits, sur le désir de son altesse
royale, le maréchal leur rendit la liberté en
les engageant à publier et à répéter
que tout arabe qui ramènerait un soldat français
recevrait la somme de cent francs. On dit que quelques prisonniers
nous furent ainsi rendus.

|